Interventions humaines et enjeux démocratiques

 

Les modes d’intervention technique, économique et sociale modernes reposent sur une base épistémologique qui comporte certains traits caractéristiques communs. Cette idée devenue banale à mesure que l’on a identifié la modernité occidentale à une forme de rationalité particulière, la rationalité instrumentale, mérite d’être approfondie dans le contexte actuel. (Pour les auditeurs du Cnam, voir le cours Sociologie économique dans l’espace étudiants). En effet, les échecs récurrents des institutions traditionnelles à résoudre les problèmes qu’elles estiment légitimes, inquiètent en offrant dans le même temps de nouvelles perspectives. Celles-ci se traduisent concrètement par des initiatives portées par des publics jusqu’à présents invisibilisés. Ils entendent avancer des solutions à partir d’expériences et de savoirs situés leurs permettant de concevoir et de hiérarchiser des problèmes en mobilisant d’autres critères estimés tout aussi légitimes.


Ces expérimentations particulièrement riches dans les domaines de la santé et de la solidarité mais aussi des sciences en société, renouvellent l’assise empirique des pratiques d’enquêtes sociales proposées par Dewey. Il peut paraître étrange que dans le cheminement de cet auteur connu pour ses travaux sur l’éducation et la démocratie, l’on rencontre Heisenberg et la physique quantique. Ce point pourrait être négligé tant les cloisonnements entre les sciences de la nature et les sciences sociales sont solidement établis à travers des spécialisations de plus en plus étroites. Pourtant, passé le premier étonnement, cette pensée s’inscrit dans une tradition intellectuelle qui entend soumettre à l’épreuve du doute le socle d’évidences sur lequel se sont développées des manières de faire et de penser couramment admises. La tâche n’est pas facile tant ces évidences se sédimentent en un terreau d’idées nourrissant une communauté scientifique qui a besoin d’un langage commun. Parmi ces présupposés, Dewey note la valorisation de l’un sur le multiple, le primat de la théorie sur la pratique, de l’invariable sur la variabilité, autant d’éléments qui structurent une quête de certitude universaliste impliquant des modalités particulières d’intervention sur le monde. (Voir ci-dessous le livre Imaginaire scientifique et modernité ordinaire – Une histoire d’électricité, chapitre 5 )


Intervenir « sur » telle est bien la posture du sujet souverain-spectateur définie par la science classique. Cette conceptualisation se donnant pour horizon la lutte contre la nature et comme condition la lutte contre le sens commun est le fruit d’une forme de connaissance esquissée en Occident à partir de la Renaissance.  Le sujet pensant surplombe l’objet pensé autant que la théorie se défie des pratiques ordinaires. On le sait, soutenant cette idée, la métaphysique classique étaye puissamment la coupure entre le sujet actif qui manipule et l’objet passif manipulé. Intervenir « sur » le monde et « sur » les hommes comporte quelques ressemblances avec le modelage d’un morceau de cire inerte que décrivait Descartes. (Voir la rubrique Bibliothèque multimédia).
Dans un contexte où l’on se rend compte qu’il faudra bien apprendre à faire « avec » et non plus « contre » la nature et le sens commun ainsi que l’envisageait Bachelard, on comprend l’intérêt de s’inspirer des travaux de Descola et Latour pour réexaminer l’ancrage épistémologique de telles séparations abouties ou tendancielles. Cela suppose de questionner les fondements sur lesquels ce cadre de pensée s’appuie, en ne dissociant pas a priori les modalités d’intervention technique et scientifique et les modalités d’intervention économique et sociale.


La pensée classique a inauguré une politique de la nature et de l’homme dont les implications éthiques sont loin d’être neutres. Cet implicite politico-éthique dont nous avons hérité est-il tenable indéfiniment lorsqu’il désigne l’homme-connaissant comme maître et possesseur de la nature et le savant comme détenteur exclusif du vrai savoir ? Si nous savons que nous pouvons forcer toutes choses en vue de les mettre à notre service, au-delà de quelles limites cette attitude s’avère-elle déraisonnable ? Aujourd’hui, les problématisations en termes d’éthique sont de plus en plus fréquentes recouvrant insidieusement les questions politiques. Dans l’univers économique cette dénégation est particulièrement nette ainsi que je l’ai montré dans plusieurs ouvrages traitant de la résurgence du discours éthique dans les grandes entreprises. (Voir ci-dessous quelques ouvrages sur la question)


Honneth, reprenant à son compte certaines idées maitresses de Dewey réaffirme cette dimension politique afin de découvrir « les potentiels inexploités d’innovation sociale » relatifs à la formulation des problèmes et des méthodes pour les résoudre. Ainsi propose-t-il : « Du fait de la multiplicité des voix entendues et donc des points de vue exprimés, une telle coopération permettrait en effet à la société d’être rapidement alertée sur les problèmes rencontrés soit dans les sphères particulières, soit au niveau de leur articulation mutuelle, et d’examiner un nombre correspondant de tentatives de réajustement. » Il ajoute « Retranscrit dans le langage organiciste que j’ai utilisé jusqu’à présent, le raisonnement de Dewey établit que, parmi les systèmes d’action sociaux, celui qui peut assumer la gestion réflexive du développement global et orienté de la collectivité est celui à qui il incombe de donner un cadre institutionnel à la formation démocratique de sa volonté. »1


Si nous avons appris à intervenir « sur », savons-nous encore intervenir « dans » le bourbier du monde comme le concevait Machiavel ? (Voir dans l'espace étudiants Le prince, l'aléatoire et l'invariable variabilité humaine ) Mieux encore, saurons-nous durablement intervenir « avec » tous ceux que l’on a réduit à n’être que pure altérité, des objets sans voix selon l’expression de Sousa Santos ? Le cadre de la science classique fournit-il des leviers et des points de repères pour nous guider dans cette voie d’ores et déjà empruntée par de nombreuses initiatives ? Rien n’est moins certain. C’est du moins ce que Dewey suggère en s’appuyant sur la critique de l’Ecole de Copenhague. Il invite à poursuivre l’enquête sur les méthodes d’interventions humaines sous l’angle d’un travail épistémologique tenant compte des tensions mais aussi des articulations entre science et société. (Voir l’anthologie raisonnée à la rubrique Sciences et puissance)


Ces aspects permettent de souligner l’intérêt de développer des recherches et des enseignements dans le champ de l’intervention et du développement social au sein d’un établissement à forte culture technique et scientifique. Ce lieu, le Cnam, est, en effet, propice pour construire une sociologie de l'intervention humaine dans ses dimensions sociale, économique et technique, mais aussi politique et éthique.

 

Notes

1 A. Honneth, L’idée du socialisme – un essai d’actualisation, traduit de l’allemand par P. Rusch, Gallimard, Paris, 2017 pour la traduction française, pp.126-127.