Et si les sciences nous réapprenaient à douter ?

 

 

Anne Salmon

 Anthologie extraite du livre , Imaginaire scientifique et modernité ordinaire - Une histoire d'électricité,

ISTE Editions, Londres, 2018.

 

Sciences, puissance et valeurs : une anthologie raisonnée

 

Cette brève anthologie réunit des textes de physiciens, de philosophes, d’épistémologues, d’anthropologues et de sociologues du 20ème et 21ème siècle : Bachelard, Bohr, Bonneuil, De Broglie, Descola, Dewey, Heisenberg, Joly, Latour, Prigogine, Shrödinger, Stengers. Nous l’amorçons par un texte de Descartes annonciateur des liens problématiques entre science et puissance.

Elle se structure en quatre rubriques :

 

1. Science, technique et expérience

Des causes premières à l’expérience - Descartes

La causalité technique - Bachelard

Science et technique - Heisenberg

Les relations d’incertitudes - De Broglie

 

2. La frontière entre le sujet et l’objet

La remise en cause du partage cartésien - Heisenberg

Une réhabilitation des frontières - Schrödinger

La séparation conceptuelle entre nature et culture - Descola

Le paradoxe moderne - Latour

 

3. Science et sens commun

L’opinion a toujours tort - Bachelard

Le but et la valeur des connaissances humaines- Shrödinger

La pluralité des savoirs - Dewey

La requalification des savoirs et des expériences multiples – Prigogine, Stengers

Le retour de l’amateur - Bonneuil, Joly

 

4. Science, société et valeurs humaines

La Société sera faite pour l’Ecole - Bachelard

Science et société - Heisenberg

Enquête expérimentale et valeurs humaines - Dewey

« Le parlement des choses » comme expérience - Stengers

 

L'anthologie peut se lire par entrée thématique ou de manière linéaire. En effet, les textes ont été choisis et organisés afin de mettre en lumière un dialogue extrêmement riche entre les sciences expérimentales et les sciences humaines. Evidemment, il s’agit d’une construction. En tant que telle, cette anthologie raisonnée est donc orientée. En tenant compte de l’examen critique mené par la science expérimentale contemporaine de certains postulats de la science classique, il s’agit de remettre en perspective les relations entre savoir et pouvoir afin d’en montrer la fragilité.

 

Cette anthologie, entend tout d’abord souligner que les lignes de démarcations entre la physique, la philosophie et la sociologie ne sont pas si nettes qu’elles en ont l’air. Loin de se satisfaire d’une spécialisation étroite, les savants transgressent perpétuellement les frontières dans lesquelles on voudrait les maintenir. Ce qui veut dire que la « jonction » entre, d’un côté les spécialistes de la matière et de l’autre, les spécialistes de l’esprit, entre les spécialistes de la nature, et les spécialistes de la culture, n’est pas l’apanage de nouveaux spécialistes qui se chargeraient dans l’après coup, de bâtir une science des médiations, qu’on l’appelle philosophie des sciences ou épistémologie. Sur la base d’une connaissance mutuelle, un dialogue plus direct s’engage entre les physiciens dont les travaux sont alimentés par l’étude des philosophes et les philosophes dont les analyses intègrent les problèmes débattus « dans la cité savante ».

 

 Ensuite, elle entend mettre en évidence des correspondances entre plusieurs questions souvent traitées à part : la transformation des sciences expérimentales en technique, la rupture entre le langage conceptuel et le langage ordinaire, la séparation du sujet et de l’objet ainsi que de la théorie et de la pratique, enfin, l’isolement de la cité scientifique faisant abstraction des autres savoirs et des autres communautés.

 

Le choix des textes, du moins nous l’espérons, doit permettre de saisir les enjeux du débat entre les défenseurs du grand partage cartésien et ceux qui doutent de sa pertinence. A travers la réflexion sur les fondements épistémologiques de ces ruptures, s’esquisse pas à pas les contours d’une nouvelle alliance entre science et société.

 

 

1. Science, technique et expérience

 

Des causes premières à l’expérience -Descartes

 

« Mais sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes ; car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre, et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; (…)

 

Or, ayant dessein d'employer toute ma vie à la recherche d'une science si nécessaire, et ayant rencontré un chemin qui me semble tel qu'on doit infailliblement la trouver en le suivant, si ce n'est qu'on en soit empêché ou par la brièveté de la vie ou par défaut des expériences, je jugeais qu'il n'y avait point de meilleur remède contre ces deux empêchements que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j'aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu'il faudrait faire, et communiquant aussi au public toutes les choses qu'ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire.

 

Même je remarquais, touchant les expériences, qu'elles sont d'autant plus nécessaires qu'on est plus avancé en connaissance; car, pour le commencement, il vaut mieux ne se servir que de celles qui se présentent d'elles-mêmes à nos sens, et que nous ne saurions ignorer pourvu que nous y fassions tant soit peu de réflexion, que d'en chercher de plus rares et étudiées : dont la raison est que ces plus rares trompent souvent, lorsqu'on ne sait pas encore les causes des plus communes, et que les circonstances dont elles dépendent sont quasi toujours si particulières et si petites qu'il est très malaisé de les remarquer. Mais l'ordre que j'ai tenu en ceci a été tel : premièrement, j'ai tâché de trouver en général les principes ou premières causes de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde, sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul qui l'a créé, ni les tirer d'ailleurs que de certaines semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes. Après cela, j'ai examiné quels étaient les premiers et les plus ordinaires effets qu'on pouvait déduire de ces causes ; et il me semble que par là j'ai trouvé des cieux, des astres, une terre, et même sur la terre de l'eau, de l'air, du feu, des minéraux, et quelques autres telles choses qui sont les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître. Puis, lorsque j'ai voulu descendre à celles qui étaient plus particulières, il s'en est tant présenté à moi de diverses, que je n'ai pas cru qu'il fût possible à l'esprit humain de distinguer les formes ou espèces de corps qui sont sur la terre d'une infinité d'autres qui pourraient y être si c'eût été le vouloir de Dieu de les y mettre, ni par conséquent de les rapporter à notre usage, si ce n'est qu'on vienne au-devant des causes par les effets, et qu'on se serve de plusieurs expériences particulières . En suite de quoi, repassant mon esprit sur tous les objets qui s'étaient jamais présentés à mes sens, j'ose bien dire que je n'y ai remarqué aucune chose que je ne pusse assez commodément expliquer par les principes que j'avais trouvés. Mais il faut aussi que j'avoue que la puissance de la nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucun effet particulier que d'abord je ne connaisse qu'il peut en être déduit en plusieurs diverses façons, et que ma plus grande difficulté est d'ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend ; car à cela je ne sais point d'autre expédient que de chercher derechef quelques expériences qui soient telles que leur événement ne soit pas le même si c'est en l'une de ces façons qu'on doit l'expliquer, que si c'est en l'autre.»[1]

 

La causalité technique - Bachelard

 

« Par la rationalité des causes exposées dans une mathématique des fonctions, on a la garantie d’accéder à la double objectivité du rationnel et du réel. Sous ses formes primitives, la causalité était magie et animisme, c’est-à-dire attachée aux niveaux de coalescence de l’inconscient, où tout est mêlé dans une nébuleuse psychique. Sous sa forme scientifique la plus poussée, sous sa forme mathématique bien élaborée, la causalité est génie. Il suffit pour s’en convaincre de puiser dans l’histoire des sciences : toutes les grandes causes, tous les grands principes ont un patronyme. L’attraction en raison inverse du carré des distances est « newtonienne ». La cause électrique est liée au génie humain, à des génies humains si nombreux qu’ils deviennent doucement anonymes. Sans l’homme sur la terre pas d’autres causalités électriques que celle qui va de la foudre au tonnerre : un éclair et du bruit. Seule la société peut lancer de l’électricité dans un fil ; seule elle peut donner aux phénomènes électriques la causalité linéaire du fil, avec les problèmes des embranchements. Poincaré faisait remarquer que si l’histoire scientifique eût voulu que la télégraphie sans fil fût trouvée avant la télégraphie avec fil, celle-ci eût été un perfectionnement de celle-là.

 

Il est impossible de porter le son d’un continent à un autre par des moyens naturels, si puissant qu’on imagine le porte-voix. L’intermédiaire électronique est indispensable et cet intermédiaire est humain, est social. Au-dessus de la biosphère et en-dessous de l’ionosphère, l’homme a déterminé une radio-sphère soumise à une causalité éminemment technique. Cette technique peut sans doute être dérangée par des parasites, par des perturbations magnétiques. Mais ces parasites, ces désordres naturels, ces désordres causés par la nature ne font que mieux comprendre la puissance d’organisation rationnelle et technique qui la limite, qui les annule. La causalité technique s’établit solidement malgré la causalité chaotique naturelle. »[2]

 

Science et technique - Heisenberg

 

« Alors qu’au Moyen Âge, ce que nous appelons maintenant la signification symbolique d’une chose était dans un certain sens sa réalité primordiale, l’aspect de la réalité évolua ensuite vers ce que nous pouvons percevoir par nos sens : ce que nous pouvons voir et toucher devint la réalité primordiale. Et ce nouveau concept de réalité pouvait se relier à une activité nouvelle : l’on pouvait faire des expériences et voir ce que les choses étaient. On s’aperçut facilement que cette nouvelle attitude signifiait un envol de l’esprit humain vers de nouvelles possibilités ; et il est bien compréhensible que l’Eglise ait perçu dans ce nouveau mouvement les dangers plutôt que les espoirs. (…)

 

Pendant ce temps, les sciences expérimentales commençaient à dégager une image plus claire et plus large du monde matériel. En physique, il fallait décrire cette image à l’aide de concepts qu’aujourd’hui nous appelons les concepts de physique classique. Le monde consistait en choses qui existent dans l’espace et le temps ; ces choses sont faites de matière ; la matière peut produire des forces et subir l’action de celles-ci ; chaque phénomène est à la fois résultat et cause d’autres phénomènes. En même temps, l’attitude humaine envers la Nature passa d’une attitude contemplative à une attitude pragmatique ; l’on ne s’intéressait pas tant à la nature telle qu’elle est, mais plutôt à ce que l’on pouvait en faire. C’est pourquoi les sciences expérimentales se transformèrent en techniques. (…)

 

C’est ainsi que, pour finir, le XIXe siècle mit au point un cadre extrêmement rigide pour les sciences de la Nature, cadre qui forma non seulement la science, mais aussi le point de vue général des grandes masses populaires. Ce cadre prenait appui sur les concepts fondamentaux de la physique classique (…). L’utilité était le mot d’ordre de l’époque. (…) La confiance dans la méthode scientifique et la pensée rationnelle remplaça toutes les autres sauvegardes de l’esprit humain.

 

Pour revenir aux contributions apportées par la physique moderne, l’on peut dire que le changement le plus important dû à ses résultats, c’est d’avoir brisé ce cadre rigide de concepts du XIXe siècle.»[3]

 

Les relations d’incertitudes - De Broglie

 

« Aussi, peut-on dire, malgré le caractère si nouveau et presque si révolutionnaire des conceptions einsteiniennes, que la théorie de la relativité est en quelque sorte le couronnement de la physique classique.

 

Bien différente est l’orientation des théories quantiques actuelles. Nous avons déjà dans l’introduction de cet ouvrage indiqué quelques-uns des traits essentiels des théories quantiques. L’existence du quantum d’action, avons-nous dit, implique une sorte d’interdépendance entre la localisation d’un objet dans l’espace et dans le temps et son état dynamique qui était tout à fait insoupçonnée par la physique classique et qui est encore bien plus étonnante par ses conséquences que la liaison établie par la théorie de relativité entre les variables d’espace et la variable de temps. Cette interdépendance a pour conséquence l’impossibilité de déterminer simultanément la position et le mouvement, impossibilité dont les relations d’incertitudes d’Heisenberg sont l’expression précise ; elle implique l’impossibilité de faire des expériences et des mesures permettant de préciser simultanément la localisation spatio-temporelle et l’état dynamique. En scrutant cette délicate question, on s’aperçoit que le cadre de l’espace et du temps employé par la physique ancienne (ou même le cadre de l’espace-temps de la physique relativiste) ne sont du point de vue quantique qu’une approximation valable pour les corps lourds. (…)

 

L’existence de ces incertitudes nous avertit que l’espace et le temps de la physique classique, bien définis et parfaitement utilisables à l’échelle macroscopique, cessent d’être parfaitement adéquats à la description de la réalité physique à l’échelle des atomes et des électrons. »[4]

 

 

2. La frontière entre le sujet et l’objet

 

La remise en cause du partage cartésien - Heisenberg

 

« La mécanique de Newton et toutes les autres parties de la physique classique construites d’après son modèle partaient de l’hypothèse que l’on peut décrire le Monde sans parler de Dieu ou de nous-mêmes. Cette possibilité parut bientôt être une condition presque nécessaire des sciences expérimentales en général.

 

Mais sur ce point la théorie quantique a changé en une certaine mesure la situation ; et nous pouvons donc maintenant comparer le système philosophique de Descartes et notre position actuelle en physique. L’on a déjà fait remarquer que, dans l’interprétation de Copenhague, nous pouvons effectivement raisonner sans nous mentionner nous-mêmes en tant qu’individus, mais que nous ne pouvons négliger le fait que les sciences expérimentales sont élaborées par des hommes : elles ne se contentent pas de décrire et d’expliquer la Nature ; elles sont une partie de l’interaction entre la Nature et nous : elles décrivent la Nature telle que notre méthode d’investigation nous la révèle. Il s’agit là d’une possibilité à laquelle Descartes n’aurait pu songer, mais qui rend impossible la séparation nette entre l’univers et le Moi.

 

Si l’on examine de près la grave difficulté éprouvée par des savants même aussi éminents qu’Einstein à comprendre et à accepter l’interprétation de Copenhague, on peut en trouver les racines dans le partage cartésien : ce dernier a imprégné profondément l’esprit humain durant les trois siècles qui ont suivi Descartes et il faudra longtemps avant qu’il soit remplacé par une attitude réellement autre envers le problème de la réalité. »[5]

 

« Les sciences de la nature présupposent toujours l’homme, et comme l’a dit Bohr, nous devons nous rendre compte que nous ne sommes pas spectateurs mais acteurs dans le théâtre de la vie. »[6]

 

 

Une réhabilitation des frontières - Schrödinger

 

 

« Je vais en faire la critique [de la théorie de Bohr et Heisenberg], mais je dois d’abord la résumer brièvement.

 

Elle se présente comme suit. Nous ne pouvons faire une constatation de fait à propos d’un objet naturel donné (ou d’un système physique) sans « entrer en contact » avec lui. Ce « contact » est une interaction physique réelle. Même s’il consiste uniquement à « regarder l’objet », celui-ci doit être frappé par des rayons lumineux et les réfléchir dans l’œil ou dans quelque instrument d’observation. Cela signifie qu’il y a une interférence entre l’objet et le système d’observation. On ne peut obtenir une information quelconque à propos d’un objet en le laissant rigoureusement isolé. La théorie poursuit en affirmant que cette perturbation de l’objet n’est ni négligeable ni complètement analysable. Ainsi, après un certain nombre d’observations laborieuses, l’objet se trouve dans un état dont certains éléments sont connus (ceux qui ont été observés en dernier lieu) mais dont d’autres (ceux qui ont été affectés par la dernière observation) ne sont pas connus ou pas connus avec précision. C’est cette situation qui est censée expliquer pourquoi une description complète et sans lacune des objets physiques est impossible.

 

Mais, évidemment, ce raisonnement, même si j’en accepte le bien fondé, m’apprend seulement jusqu’ici qu’une telle description ne peut être donnée effectivement, mais il ne me persuade nullement que je ne pourrais être capable de former dans mon esprit un modèle complet et sans lacunes à partir duquel je pourrais déduire ou prévoir correctement tout ce que je peux observer, avec le degré de certitude que le caractère incomplet de mes observation me permet d’obtenir. (…)

 

Je dis que cette interprétation suggère d’elle-même ce qui suit : il existe effectivement un objet physique parfaitement déterminé, mais je ne peux jamais tout savoir à son sujet. Cependant affirmer cela serait se méprendre sur ce que Bohr et Heisenberg et leurs partisans veulent réellement dire. Ils veulent dire que l’objet n’a pas une existence indépendante du sujet qui l’observe. Ils veulent dire que les récentes découvertes de la physique nous ont conduits jusqu’à la frontière mystérieuse qui sépare le sujet de l’objet et cette frontière s’est révélée ne pas être du tout une frontière nettement tracée. Nous devons comprendre que nous n’observerons jamais un objet sans le modifier ou l’affecter par notre propre activité au cours de l’observation. Nous devons comprendre que, sous le choc de nos méthodes raffinées d’observation et de nos méthodes d’interprétations des résultats d’expérience, cette mystérieuse frontière entre le sujet et l’objet s’est effondrée. (…)

 

En prétendant que, dans la perception et l’observation, le sujet et l’objet sont inextricablement mêlés, ils n’affirmaient, disais-je, rien de très neuf. Mais ils pourraient faire remarquer qu’il y a effectivement dans cette affirmation quelque chose de nouveau. Il est vrai, je pense, qu’au cours des siècles précédents, lorsqu’on discutait cette question, on avait surtout en vue deux choses, à savoir : a) une impression physique directe causée par l’objet sur le sujet, et b) l’état du sujet qui reçoit l’impression. Par contre dans l’ordre d’idées actuel, l’influence physique directe, causale, entre les deux est considérée comme mutuelle. On dit qu’il y a aussi une impression inévitable et incontrôlable qui vient du sujet et qui s’exerce sur l’objet. Cet aspect est nouveau, et je dirais, de toute façon plus adéquat. Car une action physique est toujours une inter-action, elle est toujours mutuelle. Là où je garde un doute. C’est uniquement en ceci : use-t-on d’un langage approprié quand on appelle l’un des deux systèmes en interaction physique le « sujet » ? Car l’esprit qui observe n’est pas un système physique et ne peut être mis en interaction avec aucun système physique. Et il pourrait être préférable de réserver le terme « sujet » pour désigner l’esprit qui observe. »[7]

 

La séparation conceptuelle entre nature et culture - Descola

 

« On peut considérer que la séparation conceptuelle entre la nature et la culture a conduit à ne pas concevoir le milieu environnant comme un enjeu véritablement social, autrement que comme un gisement de ressources à allouer, à s’approprier, à mette en valeur. (…)

 

Mais en dépit de cette utilité tactique que je reconnais à l’idée de nature, il me semble nécessaire de répéter que cette notion a fait son temps et qu’il faut maintenant penser sans elle afin d’imaginer des institutions qui permettraient de réaliser le couplage des humains et des non-humains, c’est-à-dire de gouverner dans les mêmes termes la vie de l’ensemble des êtres. (…)

 

Il y a donc un travail considérable à faire pour penser de nouveaux instruments de gouvernement de l’ensemble des composantes des mondes, et pour que les citoyens animés par le désir de l’action publique puissent rendre acceptables ces nouveaux instruments en les débattant dans la collectivité.

 

C’est un travail d’autant plus titanesque qu’il est illusoire de penser qu’on pourra le mener à bien de façon abstraite et universelle ainsi, qu’avaient procédé Rousseau, Montesquieu ou Adam Smith en leur temps. »[8]

 

 

Le paradoxe moderne - Latour

 

« C’est là tout le paradoxe moderne : si nous considérons les hybrides nous n’avons affaire qu’à des mixtes de nature et de culture ; si nous considérons le travail de purification, nous sommes en face d’une séparation totale entre la nature et la culture. C’est la relation entre les deux tâches que je voudrais comprendre.[9] (…)

 

La distinction du XVIIe siècle devient une séparation au XVIIIe, puis une contradiction d’autant plus complète au XIXe qu’elle devient le ressort de toute l’intrigue. Comment mieux illustrer le paradoxe moderne ? La dialectique accroît encore l’abîme qui sépare le pôle de l’objet de celui du sujet, mais comme elle le surmonte et l’abolit à la fin, elle s’imagine en effet qu’elle a dépassé Kant ! Elle ne parle que de médiations, et pourtant les médiations innombrables dont elle peuple sa grandiose histoire ne sont que des intermédiaires qui transmettent les pures qualités ontologiques, soit de l’esprit dans sa version de droite, soit de la matière dans sa version de gauche.

 

A la fin, s’il est un couple que nul ne peut réconcilier c’est le pôle de la nature et celui de l’esprit, puisque leur opposition même est conservée et abolie, c’est-à-dire déniée. (…)

 

Les phénoménologues ont bien l’impression de dépasser Kant et Hegel et Marx, puisqu’ils n’accordent plus aucune essence ni au pur sujet ni au pur objet. Ils ont vraiment l’impression de ne parler que de médiations sans que la médiation soit accrochée à des pôles. Et pourtant ils ne dessinent plus qu’un trait entre des pôles réduits à presque rien. Modernisateurs inquiets, ils ne peuvent que tendre encore la « conscience de quelque chose » qui ne devient qu’une mince passerelle au-dessus d’un abîme qui s’agrandit peu à peu. Ils ne pouvaient que craquer. Ils ont craqué. A la même époque, la double œuvre de Bachelard, exagérant encore l’objectivité des sciences à force de rupture avec le sens commun, et exagérant symétriquement la puissance sans objet de l’imaginaire à force de coupure épistémologique, offre le symbole même de cette impossible crise, de cet écartèlement. »[10]

 

 

3. Science et sens commun

 

L’opinion a toujours tort - Bachelard

 

« Mais devant le mystère du réel, l’âme ne peut se faire par décret ingénue. Il est alors impossible de faire d’un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science c’est, spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.

 

La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal : elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la regarder sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. »[11]

 

Le but et la valeur des connaissances humaines- Schrödinger

 

« Vous pourriez me demander – vous êtes obligés de me demander maintenant : quelle est donc, selon vous, la valeur des sciences de la nature ? Je réponds : leur objet, leur but et leur valeur sont les mêmes que ceux de n’importe quelle branche du savoir humain. Bien plus, il faut dire qu’aucune d’elles, prise seule, n’a d’objet ou de valeur ; seule l’union de toutes les sciences a un but et une valeur. Et on peut en donner une description très simple : c’est d’obéir au commandement de la divinité de Delphes, (…) Connais-toi toi-même. (…)

 

Je suis né dans un environnement – je ne sais pas d’où je suis venu ni où je vais ni qui je suis. C’est ma situation comme la vôtre, à chacun d’entre vous. Le fait que chaque homme a toujours été dans cette même situation et s’y trouvera toujours ne m’apprend rien. Tout ce que nous pouvons observer nous-mêmes à propos de la brûlante question relative à notre origine et à notre destination, c’est l’environnement présent. C’est pourquoi nous sommes avides de trouver à son sujet tout ce que nous pouvons. Voilà en quoi consiste la science, le savoir, la connaissance, voilà quelle est la véritable source de tout effort spirituel de l’homme. Nous essayons de découvrir tout ce que nous pouvons au sujet du contexte spatial et temporel dans lequel notre naissance nous a situés. Et dans cet effort, nous trouvons de la joie, nous le trouvons extrêmement intéressant. (Ne serait-ce pas là le but pour lequel nous sommes ici ?)

 

Il faut le dire, bien que cela paraisse clair et évident : la connaissance isolée qu’a obtenue un groupe de spécialistes dans un champ étroit n’a en elle-même aucune valeur d’aucune sorte : elle n’a de valeur que dans la synthèse qui la réunit à tout le reste de la connaissance et seulement dans la mesure où elle contribue réellement, dans cette synthèse, à répondre à la question : (…) qui sommes-nous ? »[12]

 

 

La pluralité des savoirs - Dewey

 

« Pointer certaines conclusions en affirmant qu’elles relèvent seules de la vraie science, mathématique ou physique, est un accident historique. Il provient à l’origine du désir de l’homme d’accéder à la certitude et à la quiétude qu’il ne pouvait atteindre en pratique étant dépourvu des arts permettant de maîtriser et d’orienter les conditions naturelles. Au départ, l’enquête physique moderne s’est difficilement fait entendre et n’a obtenu le droit de poursuivre son œuvre qu’à grand peine. La tentation d’y voir une entreprise fermée et ésotérique était quasiment irrésistible. Elle exigeait en outre, au fur et à mesure de son développement, une préparation technique toujours plus spécialisée. Le souci de se défendre contre les critiques émanant de la société et celui de glorifier une vocation spécialisée ont fait alliance. Ils ont mis à contribution toutes les connotations élogieuses attachées à la « vérité ».

 

Ainsi, la « science », par où l’on entend la « connaissance physique », est devenue une sorte de sanctuaire. Une atmosphère religieuse, pour ne pas dire une forme d’idolâtrie, s’est répandue. La « science » a été mise à part ; on est parti du principe que ses découvertes entretenaient une relation privilégiée avec le réel. Dans les faits, le peintre peut connaître les couleurs aussi bien que le physicien ; le poète peut connaître les étoiles, la pluie et les nuages aussi bien que le météorologue ; l’homme d’Etat, l’éducateur et le dramaturge peuvent connaître la nature humaine aussi authentiquement que le psychologue professionnel ; l’agriculture peut connaître les sols et les plantes aussi bien que le botaniste et le minéralogiste. Le critère de la connaissance, on le trouve en effet au niveau de la méthode qu’ils emploient tous autant qu’ils sont pour produire de manière assurée des conséquences et non pas au niveau des conceptions métaphysiques de la nature du réel. In fine, les divers penseurs dépendent tous néanmoins du mathématicien et du physicien pour le perfectionnement des outils auxquels ils ont recours dans leurs domaines respectifs.

 

Le fait que la « connaissance » possède plusieurs significations résulte de la définition opérationnelle des conceptions. Il existe en effet autant de conceptions de la connaissance qu’il y a d’opérations distinctes permettant d’apporter des solutions à des situations problématiques. »[13]

 

 

La requalification des savoirs et des expériences multiples – Prigogine, Stengers

 

« La métamorphose des sciences contemporaines n’est pas rupture. Nous croyons au contraire qu’elle nous mène a comprendre la signification et l’intelligence de savoirs et de pratiques anciens que la science moderne, axée sur le modèle d’une fabrication technique automatisée, avait cru pouvoir négliger. Ainsi, Michel Serres a souvent évoqué le respect que nourrissent les paysans et marins à l’égard du monde dont ils vivent. Ceux-là savent qu’on ne commande pas au temps et qu’on ne bouscule pas la croissance des vivants, ce processus de transformation autonome que les grecs appelaient physis (...)

 

Au moment où nous apprenons le « respect » que la théorie physique nous impose à l’égard de la nature, nous devons apprendre également à respecter les autres approches intellectuelles, que ce soient les approches traditionnelles, des marins et des paysans, ou les approches créées par les autres sciences. Nous devons apprendre, non plus à juger la population des savoirs, des pratiques, des cultures produites par les sociétés humaines, mais à les croiser, à établir entre eux des communications inédites qui nous mettent en mesure de faire face aux exigences sans précédent de notre époque.

 

Quel est ce monde à propos duquel nous avons réappris la nécessité du respect ? Nous avons successivement évoqué la conception du monde classique et le monde en évolution du XIXe siècle. Dans les deux cas, il s’agissait de maîtrise et du dualisme qui oppose le contrôleur et le contrôlé, le dominant et le dominé. Que la nature soit une horloge ou un moteur, ou bien encore qu’elle soit le chemin d’un progrès qui mène vers nous, elle constitue une réalité stable dont il est possible de s’assurer. Que dire de notre monde qui a nourri la métamorphose contemporaine de la science ? C’est un monde que nous pouvons comprendre comme naturel dans le moment même où nous comprenons que nous en faisons partie, mais dont se sont évanouies, du coup, les anciennes certitudes : qu’il s’agisse de musique, de peinture, de littérature ou de mœurs, nul modèle ne peut plus prétendre à la légitimité, aucun n’est plus exclusif. Partout, nous voyons une expérimentation multiple, plus ou moins risquée, éphémère ou réussie.»[14]

 

Le retour de l’amateur - Bonneuil, Joly

 

« Les XIXe et XXe siècles ont été les siècles de la montée des professions, en liens avec le capitalisme industriel et l’affirmation de l’Etat. Un mouvement de division du travail entre concepteurs, exécutants et usagers s’est accompagné de la disqualification ou de la perte d’un certain nombre de savoirs populaires et pratiques. Dans le domaine de la production de savoirs et d’innovations, cette évolution a déprécié la figure de l’amateur par rapport à celle du professionnel. Mais aujourd’hui, pour nombre d’analystes, à la faveur d’un retour de l’incertitude (risques, environnement, avenir…) qui déstabiliserait les anciennes hiérarchies et délégations de savoir, et grâce aux formidables potentialités des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), nous entrerions dans la société de la connaissance distribuée (…). Le XXIe siècle sera-t-il le siècle du « sacre de l’amateur » (…) devenant acteur central de la science et de l’innovation. Les travaux historiques et sociologiques se sont multipliés ces dernières années sur la diversité des façons de produire des connaissances, sur les tensions politiques entre celles-ci, sur la place des praticiens et des citoyens dans la production des savoirs légitimes aujourd’hui et dans l’histoire. » [15]

 

4. Science, société et valeurs humaines

 

La Société sera faite pour l’Ecole - Bachelard

 

« Si nous allions au-delà des programmes scolaires jusqu’aux réalités psychologiques, nous comprendrions que l’enseignement des sciences est entièrement à réformer ; nous nous rendrions compte que les sociétés modernes ne paraissent point avoir intégré la science dans la culture générale. On s’en excuse en disant que la science est difficile et que les sciences se spécialisent. Mais plus une œuvre est difficile, plus elle est éducatrice. Plus une science est spéciale, plus elle demande de concentration spirituelle ; plus grand aussi doit être le désintéressement qui l’anime. Le principe de la culture continuée est d’ailleurs à la base d’une culture scientifique moderne. C’est au savant moderne que convient, plus qu’à tout autre, l’austère conseil de Kipling. « Si tu peux voir s’écrouler soudain l’ouvrage de ta vie, et te remettre au travail, si tu peux souffrir, lutter, mourir sans murmurer, tu seras un homme, mon fils. » Dans l’œuvre de la science seulement on peut aimer ce qu’on détruit, on peut continuer le passé en le niant, on peut vénérer son maître en le contredisant. Alors oui, l’Ecole continue tout le long de la vie. Une culture bloquée sur un temps scolaire est la négation même de la culture scientifique. Il n’y a de science que par une Ecole permanente.

 

C’est cette Ecole que la science doit fonder. Alors les intérêts sociaux seront définitivement inversés : la Société sera faite pour l’Ecole et non pas l’Ecole pour la Société. »[16]

 

Science et société - Heisenberg

 

« L’on devrait peut-être ajouter ici quelques remarques générales sur l’attitude du scientifique envers une croyance, qu’elle soit religieuse ou philosophique. La différence fondamentale entre croyance religieuse et croyance philosophique - à savoir que la dernière se préoccupe de la réalité matérielle immédiate du Monde qui nous entoure alors que la première concerne une autre réalité au-delà du Monde matériel – importe peu pour notre question précise, c’est le problème de la croyance elle-même qu’il nous faut discuter. D’après ce que nous avons dit, l’on aurait tendance à exiger du scientifique qu’il ne s’appuie jamais sur des doctrines spéciales, qu’il ne restreigne jamais sa méthode de pensée à une philosophie particulière. Il devrait toujours être prêt à voir les fondements de sa connaissance changer par suite d’une expérience nouvelle. Mais là encore cette exigence serait une simplification abusive de notre situation dans la vie, et cela pour deux raisons : la première est que notre pensée est déterminée dans notre jeunesse par les idées que nous avons côtoyées à cette époque ou par les contacts avec de fortes personnalités qui nous enseignaient ; cette structure formera partie intégrante de tout notre travail ultérieur et il est fort possible qu’elle nous rende difficile de nous adapter plus tard à des idées entièrement différentes ; la deuxième raison est que nous appartenons à une communauté, à une société ; cette communauté est cimentée par des idées communes, par une échelle commune des valeurs éthiques ou par un langage commun sur les problèmes généraux de la vie. Ces idées communes peuvent être étayées par l’autorité d’une Eglise, d’un parti ou d’un Etat ; et même si ce n’est pas le cas, il peut être délicat de s’écarter des idées habituelles sans entrer en conflit avec la communauté. Et cependant, les résultats de la pensée scientifique peuvent être en contradiction avec certaines idées communes.

 

Ce serait certes manquer de sagesse que d’exiger que le scientifique ne soit en général pas un membre loyal de cette communauté, qu’il soit privé du bonheur qui peut provenir d’appartenir à une communauté ; et ce serait également manquer de sagesse que de désirer que les idées communes de la société – qui du point de vue scientifique sont toujours des simplifications – changent instantanément avec le progrès de la connaissance scientifique et qu’elles soient aussi mouvantes que le sont forcément les théories scientifiques. Par conséquent, nous en revenons là (même à notre époque) au vieux problème de la « vérité double » (….)

 

Il n’existe probablement pas de solution simple à ce problème si la tolérance n’y suffit pas, mais on peut tirer une certaine consolation du fait qu’il s’agit certainement là d’un problème séculaire inhérent à la vie humaine. »[17]

 

« Pour conclure maintenant tout ce que nous avons dit de la science actuelle, nous pouvons peut-être déclarer que la physique moderne n’est qu’une partie – mais une partie très caractéristique – d’un processus historique général qui tend à une unification et à un élargissement de notre Monde actuel. Ce processus tendrait par lui-même à diminuer les tensions culturelles et politiques qui créent le grand danger de notre époque. Mais il s’accompagne d’un autre processus agissant en sens inverse : le fait que les grandes masses populaires prennent conscience de ce processus d’unification conduit à stimuler toutes les forces des communautés culturelles existantes qui tentent d’assurer à leurs valeurs traditionnelles le plus grand rôle possible dans l’état final d’unification. Les tensions en sont accrues et les deux processus en concurrence sont si étroitement liés l’un à l’autre que toute intensification du processus unifiant – par exemple grâce au progrès technique – intensifie aussi la lutte pour l’influence possible dans l’état final et ajoute ainsi à l’instabilité de l’état transitoire. La physique moderne ne joue peut-être qu’un faible rôle dans ce dangereux processus d’unification, mais elle aide sur deux points très décisifs à guider ce développement vers un genre d’évolution plus calme. Primo, elle montre que l’emploi des armes nucléaires serait désastreux ; et secundo, par son ouverture d’esprit envers tous les genres de concepts, elle fait naître l’espoir que, dans l’état final d’unification, de nombreuses traditions culturelles pourraient vivre côte à côte et combiner différentes tentatives humaines en un nouveau genre d’équilibre entre la pensée et l’action, entre l’activité et la méditation. »[18]

 

Enquête expérimentale et valeurs humaines - Dewey

 

Les prémisses de la théorie classique de la connaissance

« En dépit de la gratitude que nous inspirent ces présents durables [les conceptions platonicienne et aristotélicienne] nous ne pouvons oublier les conditions qui les accompagnaient. Ils ont en effet transmis avec eux l’idée qu’il existe un domaine plus élevé de réalité fixe que seule la science véritable peut appréhender et par ailleurs, un monde inférieur occupé de ces choses muables auxquelles l’expérience et les affaires pratiques se rapportent. Ils ont glorifié l’invariant au dépens du changement, postulant que toute activité pratique relève du domaine du changement. Ils nous ont légué l’idée, qui a régné depuis le temps des Grecs sur la philosophie selon laquelle la tâche de la connaissance est de dévoiler ce qui est réel de manière antécédente, plutôt que, ainsi que nous l’observons pour nos jugements pratiques, d’accéder au type de compréhension (understanding) requis pour les problèmes qui surgissent. (…)[19]

 

Ainsi, la prédisposition de la philosophie à l’universel, l’invariable et l’éternel était arrêtée. Elle demeure le lot commun de la tradition philosophique toute entière. (…)[20]

 

L’idée est à ce point familière, que nous négligeons la prémisse non formulée dont elle dépend, à savoir que seul ce qui est complètement fixe et invariable peut être réel. La quête de certitude a déterminé notre métaphysique de base.

 

La même doctrine détermine ensuite les prémisses fondamentales de la théorie de la connaissance. La connaissance, pour être certaine, doit se rapporter à ce qui précède l’existence de manière antécédente ou dont l’être est essentiel. Il est des choses certaines qui seules sont, de manière intrinsèque, les objets adéquats de la connaissance et de la science. Nous ne pouvons pas véritablement connaître les choses à la production desquelles nous participons, car celles-ci succèdent à nos actions plutôt qu’elles ne les précèdent. (…)[21]

 

Bref, l’essence commune de toutes ces théories est la suivante : ce qui est connu est antécédent aux actes mentaux de l’observation et de l’enquête et n’est en rien affecté par ceux-ci ; s’il en était autrement, cette connaissance ne serait ni fixe ni constante. [22] (…)

 

En résulte inévitablement une théorie de la connaissance dominée par la figure du spectateur (…). Certaine théories ont soutenu que l’activité mentale jouait un rôle, tout en conservant cependant l’ancienne prémisse. Elles sont donc parvenues à la conclusion qu’il était impossible de connaître la réalité.[23] (…)

 

Toutes ces notions concernant ce qui est certain et fixe, la nature du monde réel, la nature de l’esprit et ses organes de connaissance sont entièrement liés les unes aux autres, et leurs conséquences se font sentir au cœur de presque toutes les idées importantes mobilisées par n’importe quelle question philosophique. Elles procèdent – telle est ma thèse première – de la séparation (établie dans l’intérêt de la quête de certitude absolue) entre théorie et pratique, connaissance et action. [24] (…)

 

 

Les conséquences sur le rapport classique entre la science et les valeurs

Le problème classique formulé en termes d’incompatibilité entre « les conclusions de la science naturelle à propos du monde dans lequel nous vivons et le domaine des valeurs supérieures, des qualités idéales et spirituelles. » [25]

 

Une solution classique : « la nature double de la vérité »

« Avant que n’émerge la nouvelle science de la nature, il existait une méthode d’ajustement des prétentions de la raison naturelle et de l’autorité morale – la doctrine de « la nature double de la vérité » - qui consistait à diviser le champ. Le domaine des fins et des valeurs qui font autorité pour la conduite renvoyait à la volonté révélée de Dieu. L’organe permettant de l’appréhender était la foi. Quant à la Nature, elle se présentait comme objet de la connaissance à l’égard duquel les prétentions de la raison étaient suprêmes. Les deux domaines étaient à ce point séparés qu’aucun conflit ne pouvait survenir. On peut considérer que l’œuvre de Kant perpétue la méthode de l’ajustement par la partition des territoires. (…) De fait, Kant chercha à organiser leurs relations ou leur absence de relations de telle sorte qu’il pût y avoir, non seulement une non-interférence, mais un pacte de neutralité au moins bienveillante. »[26]

 

Le renoncement de la science expérimentale aux prémisses de la science classique

« La discussion portera subséquemment sur les diverses dimensions du développement de la connaissance effective telle que l’exemplifie la procédure scientifique, afin de montrer, par l’analyse de l’enquête expérimentale en ces différents moments, que la procédure scientifique concrète a renoncé complètement aux suppositions évoquées précédemment. »[27] (…)

 

« A la quête de certitude par le moyen d’une possession exacte dans l’esprit de la réalité immuable vient se substituer une recherche de sûreté grâce à un contrôle actif au cours changeant des évènements. L’intelligence dans les opérations – un autre nom pour la « méthode » - devient la chose la plus digne d’être obtenue.

 

Le principe d’indétermination [de Heisenberg] se présente ainsi lui-même comme l’ultime étape avant le délogement de l’ancienne théorie épistémologique du spectateur. Il marque la reconnaissance, au cœur de la procédure scientifique elle-même, du fait que le savoir est un genre d’interaction qui se produit dans le monde. Ce savoir marque une conversion de changements non dirigés en changements dirigés vers une conclusion visée. Il ne reste à la philosophie qu’une alternative : soit la connaissance se retourne contre elle-même, soit le but du savoir est l’ensemble des conséquences des opérations entreprises délibérément, pour autant qu’elles satisfont les conditions au nom desquelles elles ont été engagées. » [28]

 

Une reformulation du problème des valeurs

« La crise que connait la culture contemporaine, les confusions et les conflits qui la traversent résultent de cette scission de l’autorité. L’enquête scientifique semble affirmer une chose, tandis que les croyances traditionnelles quant aux fins et idéaux faisant autorité en matière de conduites en disent une autre bien différente. Le problème de la réconciliation se pose et persiste pour une seule et unique raison. Aussi longtemps que perdure l’idée selon laquelle la connaissance est un dévoilement de la réalité, une réalité antérieure et indépendante de la connaissance, et que la connaissance n’a pas pour but d’exercer un contrôle sur la qualité des objets dont nous faisons l’expérience, nous serons toujours frappés par l’incapacité de la science de la nature à dévoiler, au nombre de ses objets, des valeurs essentielles. Ceux qui se préoccupent sérieusement de la validité et de l’autorité des valeurs se retrouveront donc devant un problème sur les bras. Tant que perdurera l’idée suivant laquelle les valeurs ne sont authentiques et valides qu’à la seule condition d’être des propriétés de l’Etre indépendant de l’action humaine, tant que l’on estime que leur droit à régler l’action suppose qu’elles soient indépendantes de l’action, alors nous aurons besoin de schémas permettant de démontrer que les valeurs sont, en dépit des découvertes de la science, des qualifications véritables et connues de la réalité elle-même. Les hommes ne renonceront pas aisément, en effet, à toute direction régulatrice en matière d’action. Si on leur interdit de trouver des critères dans le cours de l’expérience, ils les chercheront ailleurs, sinon dans une révélation, en recourant à une raison située au-delà de l’expérience. » [29]

 

Une solution inédite : la méthode expérimentale appliquée au problème des valeurs

« L’enquête expérimentale présente trois caractéristiques marquantes. La première et la plus évidente, tient à l’idée que toute expérimentation implique une action ostensible, la production de changements déterminés dans l’environnement et dans la relation que nous entretenons avec lui. Selon la deuxième, l’expérimentation est une activité, non pas menée au hasard, mais conduite en référence à des idées qui doivent satisfaire les conditions établies en fonction du problème induisant l’enquête active. La troisième et dernière caractéristique, qui donne aux deux premières leur pleine signification, renvoie au fait que le résultat de l’activité dirigée correspond à la construction d’une nouvelle situation empirique dans laquelle les objets se trouvent différemment reliés les uns aux autres.» [30]

 

Comme je l’indiquais au début de cette partie de la discussion, je n’ai pas tant entrepris l’examen du connaître scientifique pour lui-même que pour dégager un matériau à partir duquel nous puissions formuler une hypothèse sur une question moins technique et d’une application plus ample et plus libérale. Le problème ultérieur vise la question de savoir si l’expérience effective dans son contenu concret et dans son mouvement, peut fournir ces idéaux, ces significations et ces valeurs dont le manque et le caractère incertain, dans l’expérience qu’en font la plupart des personnes, ont constitué la force motrice en vue de recourir à quelque réalité se tenant au-delà de l’expérience : un manque et une incertitude qui expliquent l’emprise continue de notions philosophiques et religieuses traditionnelles qui, pour l’essentiel, ne sont plus en phase avec la vie moderne. Le modèle que le connaître scientifique propose montre non seulement que, dans ce domaine du moins l’expérience peut, en devenant authentiquement expérimentale, développer ses propres idées et critères régulateurs, mais qu’en outre le progrès de la connaissance de la nature n’a acquis cette sûreté et cette stabilité qu’en raison de cette transformation. La conclusion augure bien de la possibilité de réaliser une mutation similaire dans les domaines plus étendus, plus proprement humains et libéraux de sorte qu’une philosophie de l’expérience puisse être empirique, sans être infidèle à l’expérience effective ou contrainte à éluder les valeurs les plus chères au cœur de l’homme. »[31]

 

« Le parlement des choses » comme expérience - Stengers

 

Dans une page aux résonnances prophétiques Bruno Latour évoque le « Parlement des choses ». En son enceinte « (…) Les natures sont présentes, mais avec leurs représentants, les scientifiques, qui parlent en leur nom. Les sociétés sont présentes, mais avec les objets qui les lestent depuis toujours. Que l’un des mandataires parle du trou d’ozone, que l’autre représente les industries chimiques de la région Rhône-Alpes, un troisième les ouvriers de cette même industrie chimique, un autre l’un des électeurs du Lyonnais, un cinquième la météorologie des régions polaires, qu’un autre encore parle au nom de l’Etat, que nous importe, pourvu qu’ils se prononcent tous sur la même chose, sur ce quasi-objet qu’ils ont tous créé, cet objet-discours-nature-culture-société dont les propriétés nouvelles nous étonnent tous et dont le réseau s’étend de mon réfrigérateur à l’Antarctique en passant par la chimie, le droit, l’Etat, l’économie, et les satellites »[32] (…)

 

Le « parlement des choses » a les vertus de l’humour seul capable de résister sans haïr, sans dénoncer au nom d’une force supérieure à ce quoi il s’agit de s’opposer. (…) Il appartient au présent en tant que vecteur de devenir ou « expérience de pensée » c’est-à-dire en tant qu’instrument de diagnostic, de création et de résistance. »[33]

 

 Notes

 

[1] R. Descartes, Discours de la méthode (2e édition) / Descartes ; avec une notice biographique, une analyse, des notes, des extraits des autres ouvrages, et un exposé critique des doctrines cartésiennes, par l'abbé Eugène Durand, éditeur C. Poussielgue, Paris, 1901, p. 89 à p.93.

[2] G. Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Presses Universitaires de France, Paris, 1951, pp. 305-306.

[3] W. Heisenberg, Physique et philosophie – La science moderne en révolution, traduit de l’anglais par J. Hadamard, Albin Michel, Paris, 1961-1971, p.261 à p.265.

[4] L. De Broglie, La physique nouvelle et les quanta, Enerst Flammarion, Paris, 1937, pp. 105-106-107.

[5] W. Heisenberg, Physique et philosophie – La science moderne en révolution, traduit de l’anglais par J. Hadamard, Albin Michel, Paris, 1961-1971, pp.89-90.

[6] W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, traduit de l’allemand par U. Karvelis et A. E. Leroy, introduction par C. Chevalley, Gallimard, Paris, 2000, p.127.

[7] Schrödinger E., Physique quantique et représentation du monde, Introduction et notes par M. Bitbol, Seuil, Paris, 1992, p.69 à p.72.

[8] P. Descola, La composition des mondes – Entretien avec P. Charbonnier, Flammarion, Paris, 2017, p.321 à p.323.

[9] B. Latour, Nous n'avons jamais été modernes, La découverte, Paris, 2006, p.47.

[10] Idem, pp.77-78-79.

[11] G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique – Contribution à une Psychanalyse de la connaissance objective, Librairie Philosophie J. Vrin, Paris, 1983, p.14.

[12]Schrödinger E., Physique quantique et représentation du monde, Introduction et notes par M. Bitbol, Seuil, Paris, 1992, pp.24-25.

[13] J. Dewey, La quête de certitude – Une étude de la relation entre connaissance et action, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par P. Savidan, Gallimard, Paris, 2008, pp. 236-237.

[14] I. Prigogine, I. Stengers, La nouvelle alliance - Métamorphose de la science, Gallimard, Paris, 1986, pp.390-391.

[15] C. Bonneuil, P-B, Joly, Sciences, techniques et société, La découverte, Paris, 2013, p.93.

[16] G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique – Contribution à une Psychanalyse de la connaissance objective, Librairie Philosophie J. Vrin, Paris, 1983, p.252.

[17] W. Heisenberg, Physique et philosophie – La science moderne en révolution, traduit de l’anglais par J. Hadamard, Albin Michel, Paris, 1961-1971, pp.180-181-182.

[18] W. Heisenberg, Physique et philosophie – La science moderne en révolution, traduit de l’anglais par J. Hadamard, Albin Michel, Paris, 1961-1971, pp.276-277.

[19] J. Dewey, La quête de certitude – Une étude de la relation entre connaissance et action, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par P. Savidan, Gallimard, Paris, 2008, p.36.

[20] Idem, p.39.

[21] Idem, p.41.

[22] Idem, p.42.

[23] Idem, p.43.

[24] Idem, p.43.

[25] Idem, p.59.

[26] Idem, pp.75-76.

[27] Idem, p.44.

[28] Idem, pp.220-221.

[29] Idem, pp. 62-63.

[30] Idem, p.103.

[31] Idem, pp.123-124.

[32] B. Latour, Nous n'avons jamais été modernes, La découverte, Paris, 2006, p.197.

[33] I. Stengers, L’invention des sciences modernes, Flammarion, Paris, 1995, pp. 172-173-174.

 

 

 

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