Et si notre ordinaire ne tournait plus rond ?

Anne Salmon,

 Introduction extraite du livre Imaginaire scientifique et modernité ordinaire - Une histoire d'électricité,

ISTE Editions, Londres, 2018. 

 

 

Une histoire de boutons

 

Tomber malade n’est pas très agréable tant s’en faut. Pourtant, en pesant bien, on en tire quelques satisfactions. Outre que l’on jouit des gentillesses attentionnées des personnes que l’on aime, l’évènement nous oblige à nous arrêter. Une fois passée l’inquiétude - rien de grave, les choses vont s’arranger - il faut se résoudre à prendre son mal en patience. Voilà une occasion de s’ennuyer ferme. Trop fatigué pour s’activer mais pas assez pour dormir à longueur de journée, on finit par tourner en rond en toute bonne conscience. Quel privilège ! L’arrêt de maladie atteste aux yeux de tous que l’on a le droit d’être inutilisable et de ce fait, que l’on peut faire des choses absolument inutiles. Souvent, dans cette situation où l’on est effectivement bon à rien ou presque, on laisse ses pensées baguenauder en les autorisant à dériver vers des questions oiseuses. Si je n’avais pas été malade qu’aurais-je fait aujourd’hui ? Cette interrogation toute aussi délicieuse que malicieuse tant on a l’impression que notre corps a volé ce répit, est une plongée dans les méandres de conjectures hasardeuses et banales. Un badinage que l’on s’accorde sous l’œil bienveillant du corps médical qui, d’une certaine façon, le légitime. Sans être prescrit par ordonnance, il ne fait l’objet d’aucune contre indication.

 

Qu’aurais-je fait aujourd’hui si je n’avais pas été clouée à la maison par cette opération de la jambe ? D’abord, le réveil aurait sonné. Quelle consolation de n’avoir pas à endurer le choc sonore provoquant la contraction de ma main pour atteindre l’interrupteur. Main désolée de constater la docilité d’un corps acceptant sans résistance de se soumette à l’impératif catégorique de la mécanique : c’est l’heure, il faut se lever. Il finit toujours par obéir, déclenchant de lui-même une réaction en chaîne : se préparer, quitter la maison, se rendre au travail, y accomplir de nombreuses tâches, puis, en fin de journée, rentrer. Pas besoin d’être malade pour aboutir à une description aussi succincte. Comme j’ai le temps, je peux poursuivre et, pour m’aider, inventer un interlocuteur imaginaire m’obligeant à livrer plus de détails. Face à son insistance, je lui réponds encore un peu hésitante : j’aurais fait cesser la sonnerie du réveil, allumé la lumière, fais le café, j’aurais écouté les informations. Lavée et habillée, je serais sortie de chez moi, ensuite j’aurais pris le bus, le métro et enfin le train. A mon arrivée à l’université, j’aurais mis en route mon ordinateur et consulté mes mails. J’aurais probablement relu mon cours avant de rejoindre les étudiants. Ensuite, il aurait fallu remplir quelques tâches administratives avant de quitter la fac sans avoir négligé d’éteindre la lumière et l’ordinateur de mon bureau. De retour à la maison, d'autres choses m'auraient attendues: courses, lessive, repas, vaisselle, travail et pourquoi pas film sur internet car, je n’ai pas la télévision. Peu inspirée, c’est à peu près la réponse qui me vient pour faire cesser cette invitation au babillage. Sauf que l’ennui aidant, et faute de mieux, l’attention peut, bien malgré elle, se fixer sur le sujet. Qu’aurais-je fait aujourd’hui ? Prenons par exemple les deux ou trois premières heures de la journée que, par bonheur, j’ai soustraites à l’appétit d’une société friande du temps et de l’énergie de ses membres. Ces moments ne concernent pas vraiment le travail mais la préparation pour l’accomplir. Ils se situent juste avant, de l’appel du réveil à la porte de l’université. Voyons ce que cela donne et si cela vaut la peine d’aller plus loin.

 

Voici ce que j’ai manqué. La sonnerie retentit. Elle stimule mon premier geste. J’atteins le bouton salvateur que je presse. Même maladroitement, de mon seul doigt, je fais cesser le vacarme. La lumière s’allume à la seconde où je saisis l’interrupteur de la lampe que j’ai placée judicieusement près de mon lit. Je me lève et me dirige vers le troisième bouton de ma journée. Je sais bien qu’il est là, près de la porte du couloir. D’un geste sûr j’appuie. La clarté me conduit à la cuisine où la cafetière m’attend prête au service. Je la mets en route plus ou moins machinalement à l’aide du quatrième bouton rencontré dans ce périple quotidien. Le résultat ne se fait pas attendre, la machine s’exécute. A tout bien réfléchir, ce n’est pas le quatrième mais le cinquième bouton. Avant, la cafetière, j’ai eu affaire au robinet d’eau. Celui-ci doit être tourné et non poussé. C’est peut-être pour cela que je l’ai oublié. Le grille-pain claque pendant que le café s’écoule en ronronnant. Plus alerte, je prends les choses en main. Surgissent alors les tartines tièdes : tel est l’effet du sixième bouton. Mon index entre alors en contact avec celui du poste de radio. Direction la salle de bain. J’y compte trois ou quatre boutons utiles. Aujourd’hui, ils suffisent à me seconder dans la tâche de me préparer. Je dois reconnaitre qu’ils répondent aussi bien que tous les autres au commandement. L’eau jaillit de la douche, le champoing s’écoule dans mes mains. Je sens le souffle chaud du sèche-cheveux. Enfin prête, je claque la porte de la maison ce qui a le don d’agacer la voisine et j’avance vers l’ascenseur. Il répond au doigt et à l’œil et me transporte sans encombre jusqu’à la porte de l’immeuble. Une pression suffit à la faire ouvrir,  tout comme celle du bus. Fort de ses victoires, mon index avance vers le bouton arrêt situé près de la sortie : le conducteur stoppe le véhicule et je descends pour prendre le métro qui, je le sais maintenant, m’acheminera vers d’autres boutons : ceux des distributeurs de billets et de tickets de métro, ceux de la machine à café située dans le hall de l’université, ceux nombreux de l’ordinateur et du téléphone, puis au retour du travail ceux de la machine à laver, du sèche linge, du lave vaisselle, du micro-onde, de la cuisinière, de l’aspirateur, de la perceuse, de la visseuse, de la voiture…

 

Qu’aurais-je fait aujourd’hui ? Il faut se rendre à l’évidence, j’aurais passé ma journée à appuyer sur des boutons pour déclencher des actions. Ecouter, parler, regarder, écrire, allumer, laver, se mouvoir, percer, scier, jouer, travailler, toutes ces activités ont désormais comme préalable ce geste simple, si facile qu’on ne le voit plus.

 

Discret, presque invisible, il est devenu à ce point familier, qu’on ne le remarque pas alors qu’il prend de plus en plus d’importance. Passage obligé de nos faits et gestes ordinaires,  il marque l’usage que nous faisons des choses. Loin d’être réservé à la sphère du travail, il envahit désormais le quotidien. Cette impulsion, si infime qu’on n’est plus en mesure de la percevoir, est pourtant le dénominateur commun d’une multitude d’actions. S’attarder sur ce petit mouvement, la pression d’un doigt, et s’en étonner est le fruit d’une rêverie paresseuse, occasion d’un retour à l’enfance, ce moment où l’on regarde les pratiques les plus évidentes aux yeux des adultes, avec émerveillement ou inquiétude : les choses ne s’intègrent pas encore dans les routines, et, un peu étranges, sont des appels à l’aventure. Bizarres,  elles sont dignes d’être questionnées.

 

Que signifie ce geste ? Si l’on s’accorde à reconnaître l’origine occidentale de la diffusion et de la généralisation de cette pression du doigt, on peut dire que loin de décliner « la civilisation boutonnière » se répand implacablement dans tous les coins de la terre, même ceux qui semblaient les plus inaccessibles. Impérieux, ce mouvement du doigt comporte ses valeurs et ses normes à la manière d’une législation cachée. Certes, tout ceci n’a rien à voir avec la spiritualité que l’on aime mettre en avant pour parler de la civilisation occidentale, mais, vue sous cet angle, il faut avouer qu’elle marque des points en pénétrant au cœur de la vie quotidienne plus sûrement que ne le font les discours les plus subtils.

 

 Quand on y songe, il y a dans l’outil actionné par le bouton, une spécificité qu’on néglige souvent. Ce qu’il a de particulier n’est pas la virtuosité technique qui s’y incorpore mais plutôt le fait, qu’il est animé par une énergie capable de mettre en mouvement un mécanisme automatique. Si toutes les sociétés humaines ont manié des instruments parfois extrêmement complexes et très efficaces. Seule, la société contemporaine et, ce depuis peu, a répandu dans la vie quotidienne, la pression d’un doigt sur un bouton entre l’homme et le résultat de ses actions. Ces outils dont la simplicité d’usage frappe relèvent des biens de consommation et peuvent être étudiés comme tels, mais en se focalisant trop sur l’acte d’achat, compulsif ou non, on manque le questionnement sur l’usage massif des objets actifs et obéissants, que l’on manie souvent machinalement tant justement ils sont prompts au service.

 

Que signifie l’action humaine lorsque celle-ci s’effectue en interposant systématiquement entre l’homme et les buts qu’il poursuit la rencontre d’une main et d’une touche. Que véhicule cette façon d’agir qui passe par une telle médiation ? Si ce geste en économise beaucoup d’autres et qu’en ce sens il libère, à quelles conceptions de la liberté renvoie-t-il ? Quels avantages trouve-t-on pour que nous acceptions de le répéter  tous les jours, des milliers de fois? Que recouvre cette manière de se simplifier la vie ? Est-elle aussi anodine qu’il y paraît ? Quels apprentissages exige-t-elle ? Quel rapport au réel implique-t-elle ? Sur quels mobiles repose-t-elle ? Quel sens prend la vie humaine à mesure qu’elle est guidée par une multitude de petits boutons semés sur notre chemin à la manière des miettes de pain dans les contes pour enfants ?