Pour un travail social indiscipliné

 

Anne Salmon

05/05/2021

 

 

 

 

 

 

 

Introduction

 

Le travail social est en pleine mutation. Les changements qui le traversent sont d’ordre institutionnels, organisationnels, managériaux mais aussi doctrinaux. Le mouvement participatif conforté par les décideurs publics modifie en profondeur les relations des professionnels avec les personnes accompagnées. En France, le décret du 6 mai 2017 [1]est symptomatique de cette métamorphose. Le législateur affirme avec force la vocation émancipatrice du travail social marquant ainsi une différence nette avec les définitions traditionnelles. Il insiste sur « le développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes », sur la participation et le savoir des publics. Leurs attentes, leurs perceptions, leurs compréhensions des problèmes qui les affectent sont le point nodal des interventions : placées au centre, ils en sont le commencement. Cela signifie, en creux, que les théories, les techniques ne sont plus tout à fait posées comme des a priori précédant l’action. L’outillage méthodologique des interventions se présente ainsi davantage comme l’aboutissement d’un processus d’expérimentations qui s’amorce dans la relation avec le public : le savoir du professionnel n’est plus le seul point de départ, il est aussi un point d’arrivée.

 

Ce que ce texte permet désormais d’assumer, c’est en fait ce qui a toujours fait la spécificité de la discipline : des pratiques articulées à une diversité de savoirs. Car, dans les faits, il est évident que le travail social a toujours pris en compte la parole et l’action des « usagers ».  Ce qui est nouveau, c’est qu’il peut le revendiquer autant qu’il peut revendiquer l’expérimentation et le croisement des savoirs comme les sources légitimes de la connaissance spécifique qu’il produit.  En ce sens, parce qu’il assume ses particularités en acceptant de se distinguer d’autres disciplines qui négligent la pratique ou qui la posent comme seconde par rapport à la théorie, il peut mieux définir un territoire de méthodes et de finalités qui lui sont propres tout en consolidant le socle épistémologique de sa production théorique. Loin de s’éloigner des sciences humaines et sociales, le travail social est ainsi en mesure d’entrer de plein pied en dialogue avec elles : comme Descartes l’avait fait en son temps avec la scolastique, il peut les interroger sur les présupposés et les dogmes qui les animent tout particulièrement lorsque les scientifiques qui s’en réclament se positionnent comme spectateurs du monde.

 

 

 

Le travail social et les enjeux épistémologiques contemporains

 

Après tout, la démarche est classique. Descartes, dans Les méditations métaphysiques, à travers le doute méthodique, ne remettait pas simplement en cause les opinions erronées de ceux qui connaissent les choses uniquement par les sens. C’est aussi l’édifice scientifique de son époque qu’il ébranlait : « C’est pourquoi peut-être que de là nous ne conclurons pas mal, si nous disons que la physique, l’astronomie, la médecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines »[2].

 

On le sait le doute cartésien est hyperbolique. Il vise à refonder la science sur de nouvelles certitudes. Le cartésianisme n’est pas un scepticisme. Par contre, Descartes ne s’attaque pas seulement aux préjugés populaires qu’ils proviennent de la tradition, des sens et des objets immédiats. Les savoirs savants les mieux établis de son temps ne sont pas à l’abris de considérations douteuses. Du coup, au moins si l’on suit Descartes, se déprendre des préjugés ce n’est pas seulement lutter contre le sens commun, c’est aussi lutter contre les a priori scientifiques que l’on admet, sans plus d’examens, parce qu’ils font autorité. C’est alors que « la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice. »[3]

 

A leurs tours, les schèmes de pensée hérités du cartésianisme sur lesquelles repose en partie la science classique font actuellement l’objet d’un réexamen : ils sont soumis au doute. Il serait problématique en période de mutation, que le travail social soucieux de son arrimage scientifique ne prenne pas en compte les éléments sur lesquels s’appuient cette réflexion critique :

 

-          la coupure du sujet-connaissant et de l’objet-matière sur laquelle repose la posture du savant spectateur,

 

-          la remise en question de la loi et de l’ordre sur lesquels repose une méthode scientifique invalidant les alternatives.

 

-          la coupure de la théorie et de la pratique sur laquelle repose le dogme selon lequel la vérité précède l’expérience,

 

Ces trois points sont déterminants. Le premier permet de réévaluer les modes d’objectivation qui réduisent les populations ou les personnes accompagnées à l’état « d’objet à connaitre » par un « sujet-connaissant » qui, situé dans une position surplomb, détient seul la légitimité de définir les problèmes et de formuler des solutions dans le cadre d’actions dont il est le principal agent. La coupure du sujet et de l’objet appliquée à l’intervention sociale invalide la personne en tant que sujet-connaissant.

 

Le deuxième, centré sur la méthode, permet de discuter de l’univocité des démarches se prévalant de la loi et de l’ordre. Ce faisant, en invalidant les alternatives suspectées d’être transgressives, elles ne permettent pas de penser les tâtonnements constitutifs des interventions en situation. En effet, embourbées dans des réalités et des relations en devenir, elles exigent de la souplesse et de l’inventivité.

 

Le troisième est tout aussi important. Si la vérité, qu’elle soit révélée ou construite, précède l’expérience, les savoirs expérientiels, seront toujours seconds par rapport aux savoirs théoriques pour lesquels, comme dans le mythe platonicien, le réel conceptuel (le soleil) a plus de validité que le réel ancré (la caverne). La coupure de la théorie et de la pratique invalide toutes les formes de savoir autres que le savoir savant.

 

Le travail social peut naturellement reconduire cette tradition. Il lui faudra alors clarifier plus nettement les méthodes d’objectivation et de distanciation qui lui sont propres. En effet, celles-ci ne peuvent que très difficilement s’accorder avec toutes celles qui dans un double mouvement conduisent à l’invalidation de l’expérience première (celle du sens commun) et de la pratique (celle des métiers). Du coup, si le travail social est à la fois pratique et théorique comment se distingue-t-il des théories de la connaissance pour lesquelles une ligne infranchissable sépare le praticien du scientifique ?

 

Profitant des brèches qui, aujourd’hui semblent fissurer le socle classique, il peut aussi poursuivre dans le sens d’un cheminement critique pour tenter de dégager de nouvelles perspectives. Dans le contexte actuel, il est probable que cette voie possède une valeur heuristique autant qu’une valeur éthique : se détournant d’un savoir hanté par des réminiscences aristocratiques, il pourrait ainsi renouer avec des approches, plus pacifiques et démocratiques. Approches qui supposent, comme le suggèrent de nombreux auteurs contemporains d’inventer une « nouvelle alliance »[4] entre l’homme et le monde et de redéfinir les rapports entre science et société.

 

C’est donc un programme de recherches qui s’ouvre au travail social sur la base d’un retour critique sur les schèmes de pensée opératoires dans les sciences classiques. Car les idéaux, les principes et les exigences qu’elles valorisent, en l’absence d’examen, peuvent fonctionner comme des préjugés dogmatiques admis parce qu’ils font autorité.

 

 

 

La remise en cause de la posture du savant spectateur

 

Les physiciens contemporains, tout particulièrement ceux proches de l’Ecole de Copenhague, ont fait vaciller le socle métaphysique sur lequel s’est construit la représentation classique de la nature sur la base d’une coupure entre le sujet-esprit et le monde matière, entre le sujet connaissant et l’objet à connaitre. C’est à partir de la critique de la conception réaliste de la matière que la physique quantique introduit des doutes quant à la posture surplombante du scientifique. A la suite d’Heisenberg, on comprend que dans le domaine de la connaissance de l’atome il n’est plus possible de penser les phénomènes en dehors de l’homme comme l’avait envisagé la science classique : « Les sciences de la nature présupposent toujours l’homme et, comme l’a dit Bohr, nous devons nous rendre compte que nous ne sommes pas spectateurs mais acteurs dans le théâtre de la vie. »[5] Ces conceptions ébranlent l’un des présupposés majeur de la science classique : la  situation extra-matérielle du sujet pensant spectateur de la nature.

 

Les savants ne se sont pas fait d’illusion quant aux conséquences métaphysiques de cette nouvelle perspective. Certains, tels Schrödinger ont immédiatement tenté de sauver le principe d’une séparation entre l’esprit et la matière, entre la pensée pure et le système physique pour maintenir le sujet dans une position de surplomb. Selon lui, l’entremêlement du sujet et de l’objet dans l’acte d’observation comporte effectivement, comme l’affirment Bohr et Heisenberg un élément nouveau. Il consiste à considérer que « l’influence physique directe, causale », entre ces deux instances est mutuelle. Cet aspect de la théorie qu’il reconnaît comme plus adéquat dans la mesure où « une action physique est toujours une inter-action » n’est valable selon lui, qu’en tant que le sujet qui observe possède un corps qui entre en inter-relationphysique avec la matière observée. Par contre, et c’est par là qu’il pense pouvoir préserver la métaphysique héritée de Descartes, il insiste sur le fait que l’esprit humain n’étant pas un système physique, il ne peut inter-agir avec l’objet. Voilà pourquoi, en réservant le terme de sujet à « l’esprit qui observe.»[6] il cherche à maintenir la coupure classique entre l’homme-esprit et la nature-matière.

 

Tout en acceptant une partie des thèses des physiciens de l’Ecole de Copenhague, il refuse que la « mystérieuse frontière » entre le sujet et l’objet s’effondre totalement. Voilà pourquoi, il réserve le terme « sujet » pour désigner l’esprit qui observe afin de réaffirmer qu’entre l’immatériel et le matériel il ne peut y avoir d’interférence. C’est ainsi qu’en admettant le raisonnement, mais sous condition, il entend ne pas lui permettre de persuader « que je ne peux être capable de former dans mon esprit un modèle complet et sans lacunes à partir duquel je pourrais déduire ou prévoir correctement tout ce que je peux observer, avec le degré de certitude que le caractère incomplet de mes observations me permet d’obtenir. »[7]

 

Schrödinger veut maintenir à tout prix la coupure classique entre l’homme-esprit- spectateur et la nature-matière-observée, afin, en dernière instance, de garantir à la théorie sa suprématie sur l’expérience.

 

Malgré les objections de Schrödinger, l’influence de l’Ecole de Copenhague n’a cessé d’opérer.  

 

 

 

La remise en cause d’une identification des lois sociales aux lois de la nature

 

Dans cette même ligne, Prigogine et Stengers insistent sur les nouveaux rapports entre sciences physiques et sciences sociales. Actuellement disent-ils, entrer en dialogue avec les sciences de la nature, ce n’est plus nécessairement se calquer sur la science classique, celle qui depuis le XVIIIe siècle a contribué à dénier aux initiatives humaines la possibilité d’infléchir une réalité sociale tant elle a été soumise à des lois globales rendant inutile toute appréhension des désirs et des volontés.

 

L’identification des lois de la société et des lois de la nature travaillée tout au long des Lumières a pris des formes différentes au fil des siècles. Le modèle mécanique s’est vu concurrencé par le modèle organique, spécialement sous sa forme évolutionniste. Héritage de la métaphysique classique il hante encore de nos jours les sciences contemporaines. Cet ancrage, il faut le reconnaitre est, paradoxalement, l’un des éléments essentiels sur lesquels les savants se sont appuyé pour s’émanciper de la philosophie et se constituer en sciences à part entière. Au siècle des Lumières, endossant la double ambition de la science classique à savoir  « comprendre le monde et agir sur lui »[8], l’entreprise de fondation des sciences économiques et sociales s’est traduite :

 

-         par l’importation d’un ensemble de concepts notamment celui de lois de la nature censées assurer une prévisibilité des comportements humains,

 

-         par la tentative de construire leurs méthodes sur le modèle de la physique. 

 

Ce socle métaphysique est en train de vaciller. D’un point de vue pratique, ces remises en cause touchent l’idée d’une intervention humaine pensée dans le registre d’un agir sur autrui qu’il soit humain ou non humain. Cette lame de fond critique suggère de renouveler le questionnement car il est loin d’être évident que le socle classique sur lequel repose les sciences sociales soit compatible avec les changements attendus dans le domaine du travail social. Il est difficile de concevoir un « agir avec » dans le cadre épistémologique traditionnel qui, adapté à des représentations de l’action du sujet sur une réalité conçue comme pure altérité, semble être un obstacle pour concevoir une intervention sociale comme fondée sur l’intersubjectivité.

 

Comme l’écrivent Prigogine et Stengers : « suivre, aujourd’hui, l’exemple de la physique, s’inspirer du nouveau dialogue expérimental qui s’invente dans les sciences, mènerait sans doute, au risque de la perte des lois, à devenir attentif à cela même qui fut éliminé comme impureté, et notamment à la manière dont le futur et le passé interviennent dans la définition du présent humain, à la dialectique entre ce qui, dans la société, assure une stabilité relative, à une autoreproduction partielle, et l’activité humaine qui peut chercher à recoder la présent, à le modifier au nom d’une lecture de l’avenir. »[9] Il est vrai que l’interprétation biologique laisse peu de place au futur dans la mesure où elle ne suppose pas que les êtres vivants puissent prévoir les conséquences de « leurs comportements présents pour l’avenir de leur groupe. » Mais, c’est là une différence majeure avec l’évolution humaine : « la contrainte propre de ceux qui tentent de comprendre l’évolution humaine ». Elle consiste à intégrer nécessairement le fait que « les actions humaines se réfèrent à un avenir, et non seulement à un avenir individuel, mais à un avenir commun. » Ainsi ajoutent-ils, face aux crises environnementale et sociale que nos sociétés traversent « il est bon que les sciences de la nature contribuent à rappeler cette vérité : contrairement aux sociétés animales, les sociétés humaines peuvent se donner des buts. »[10] Rien n’est donc écrit.

 

 

 

La remise en cause de la connaissance révélée et de la coupure entre la pratique et la théorie

 

La métaphysique classique est influencée par le principe selon lequel la certitude repose sur l’accès à cet être essentiel (le soleil chez Platon ou les lois de la nature chez Descartes) posé avant l’acte de connaître. La connaissance est donc fondamentalement révélation. En ce sens, elle est en continuité avec les conceptions religieuses pour lesquelles « les valeurs ultimes sont affaire de révélation »[11] ce qui implique que les hommes y ont accès par des moyens fondamentalement différents de ceux qu’ils mobilisent dans leur existence quotidienne. Comme l’analyse Dewey, la philosophie classique ancrée dans une tradition intellectuelle vieille de 2000 ans, continue d’exercer son influence en insufflant encore de nos jours cette idée importée de la religion mais rendue méconnaissable à partir du moment où la philosophie a su lui apporter une justification rationnelle.  L’être, l’essence, l’objet en soi, l’Un, quelle qu’en soit la dénomination est le point nodal de la vérité fixant ainsi toute l’attention sur les idéaux et les valeurs spirituelles au-delà du monde commun et du vécu ordinaire.

 

Dès lors, si la philosophie peut concéder que l’action pratique est nécessaire « pour l’accomplissement d’utilités pratiques » celle-ci n’est d’aucun recours, lorsqu’il s’agit d’atteindre les vérités ultimes. C’est en ce sens qu’elle est maintenue à distance du véritable processus de connaissance par lesquelles on peut atteindre les vérités premières. Ces dernières sont premières dans un double sens. D’une part, elles représentent le plus haut niveau de réalité, d’autre part, elles précèdent toute autre forme de connaissance. Les théories idéalistes et les théories réalistes ont comme note Dewey « une même supposition : l’enquête dans ses opérations, exclut tout élément d’activité pratique qui entre dans la construction de l’objet connu. » Dans les deux cas, « l’ « esprit » construit l’objet connu, non pas d’une façon qui soit en quelque manière observable ou par un moyen d’actes pratiques ostensibles ayant une qualité temporelle, mais par quelque opération interne occulte. »[12]

 

Dewey identifie deux problèmes inhérents aux conceptions qui entérinent l’idée que le réel, celui que désigne et qu’appréhende la connaissance véritable, est ce qui est « fixe et invariable »[13] . Le premier est d’ordre théorique : Cette doctrine détermine « les prémisses fondamentales de la théorie de la connaissance. La connaissance, pour être certaine, doit se rapporter à ce qui possède une existence de manière antécédente ou dont l’être est essentiel. Il est des choses certaines qui seules sont, de manière intrinsèque, les objets adéquats de la connaissance et de la science.»[14]

 

Les objets dont s’occupent les sciences sont donc tout à fait distincts de ceux qui se présentent à nous ou que nous produisons dans la vie ordinaire. Ils constituent un domaine à part duquel sont retranchées les expériences humaines en ce qu’elles sont toujours variables, changeantes, fugace et donc futiles.

 

Le second problème en découle. Cette science a-t-elle quelque chose à nous dire sur ce que nous vivons, désirons, voulons, perdons, percevons non pas en qualité de « vérité première », mais en qualité « d’expérience première » ou « d’expérience concrètes ». Que peut-elle nous enseigner sur ce que nous éprouvons dans ce monde variable et changeant qui est celui des affaires humaines ? Au-delà des idées de « justice », d’ « équité », d’ « inclusion sociale », de « reconnaissance » comment permet-elle à celui ou celle qui, dans sa situation particulière dont on a vu qu’elle ne peut être un objet pour la science, subit une injustice particulière, une iniquité particulière, une  exclusion particulière, un mépris particulier ? Ce que Dewey identifie comme le principal problème de la philosophie est en fait commun aux sciences sociales. Il le formule en une question « La doctrine selon laquelle la connaissance est valide dans la mesure où elle est révélation d’existences ou de l’Être antécédents est-elle justifiée ? » [15]

 

Si Dewey ne nie pas que la science a pu offrir des moyens de satisfaire des besoins en forgeant des instruments utiles à la vie. Il constate que le problème reste entier lorsqu’il s’agit de questions purement humaines qui ne peuvent trouver de solutions dans un appareillage purement technique. De fait, celui-ci n’est pas adapté lorsqu’il s’agit de résoudre des problèmes relatifs aux valeurs. Ces constats amènent Dewey à conclure :

 

 « La philosophie qui se tient prête à renoncer à sa mission supposée qui serait de développer la connaissance de la réalité ultime pour se consacrer à une fonction qui soit davantage à hauteur d’homme pourrait contribuer grandement à la résolution de ce problème. »[16]

 

Ici, être à « hauteur d’homme » acquiert de nouveau non seulement toute sa dignité mais toute sa légitimité. Que cette perspective soit nommée science ou discipline, n’a finalement qu’une importance toute relative. C’est une affaire d’institutionnalisation, seconde, par rapport au projet et au programme de recherche qu’il lui faut consolider. Nous parlons de consolidation, car le travail social et l’intervention sociale contribuent dès aujourd’hui à défricher de nouveaux chemins de la connaissance en sciences humaines et sociales contribuant à interroger les préjugés et les présupposés que nous venons d’identifier avec Dewey.

 

Si l’on considère que loin d’être scandaleux, le projet des lumières et l’héritage de la métaphysique classique sur lesquels repose la modernité occidentale, n’ont pas figé les rapports entre sciences de la nature et sciences humaines, alors effectivement ce sont de nouvelles alliances qu’il faut inventer : entre les différents savoirs sans doute, entre la théorie et la pratique mais aussi entre les sciences et la société. Ce travail d’élaboration est déjà amorcé.  

 

La théorie de l’agir communicationnel (Habermas) et la théorie de la reconnaissance (Honneth) en réinvestissant la question de la démocratie ouvrent à leur tour des brèches qui fragilisent le modèle traditionnel de production des savoirs favorable, au nom de la science, à une élite jugée seule légitime à formuler les problèmes et à élaborer des solutions. En creux, elles montrent combien l’invalidation de la pratique et de l’expérience vécue engendre une invalidation a priori des personnes ordinaires qui, au quotidien, appréhendent les choses telles qu’elles s’offrent immédiatement à nous c’est-à-dire sans l’intermédiaire des instruments et des opérations validées par la science. C’est en ce sens qu’elles peuvent alimenter la réflexion théorique et pratique d’un travail social soucieux d’agir avec les publics.

 


Conclusion

 

Le décret du 6 mai 2017 fixant la définition du travail social en France est tant par sa forme légale que par son contenu une opportunité de clarification des pratiques, des méthodes et des théories en vue d’un arrimage plus net des interventions sociales sur un ensemble cohérent de leviers tels qu’ils sont énumérés dans ce texte. Pour guider l’action, on compte notamment sur :

 

-          « des principes éthiques et déontologiques »

 

-          « des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines »

 

-          « les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social »

 

-          « les savoirs issus de l'expérience des personnes bénéficiant d'un accompagnement social »

 

Un cadre est proposé mais au-delà, on peut lire une invitation à aller plus loin afin d’affiner les conditions d’actualisation des nouvelles perspectives suggérées. En l’état, elles ne figurent qu’à titre de potentialités. En effet, si le législateur souligne que le travail social relève d’une diversité de pratiques s’inscrites « dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire », il ne précise pas les liens entre les différents éléments sur lesquels sont censés prendre appui les professionnels. Il s’agit d’une juxtaposition dont l’agencement reste à élaborer.

 

Comme on le sait, certaines théories reconnues en sciences humaines et sociales se sont construites non pas sur la prise en compte des connaissances issus des expériences vécues, mais au contraire, sur une invalidation du sens commun qui les appréhendait. Du coup, quand bien même, le législateur appelle clairement à une diversification des savoirs, ce qui est une avancée remarquable, il n’est pas certain que cela entraîne de réels changements si, au final, les hiérarchies classiques ne sont pas mises à mal par de nouvelles propositions d’articulations de la connaissance scientifique et de la connaissance expérientielle mais aussi de la théorie et de la pratique. En l’absence de combinatoires réfléchies, il est fort à parier que seront vite oubliées les exigences de reconnaissance des publics et les aspirations démocratiques.  Les potentialités émancipatrices des orientations fixées par le décret seront alors avortées. Pour cela, il suffira de mobiliser un arsenal traditionnel de justifications en rappelant par exemple, qu’en dernière instance, les lois sociales identifiées par la science, en tant qu’elles sont fixes et immuables, sont les critères exclusifs à partir desquels doivent être évalués les propositions issues des savoirs pratiques qu’ils émanent des professionnels ou des personnes accompagnées. Dès lors, ces savoirs, fruits des expériences singulières au cours desquelles ces personnes sont confrontées aux phénomènes variables et mouvants qui irriguent la vie ordinaire, seront certes intégrés dans les dispositifs, mais à titre consultatif, voire, illustratifs, c’est-à-dire uniquement s’ils sont conformes au modèle définit par la communauté scientifique. Pire, ils pourront être instrumentalisés à des fins d’adhésion aux solutions préconisées. Dans ce cas, la participation loin d’ouvrir sur de réels processus délibératifs, visera à infléchir les attitudes pour transformer un public « réclamatif » d’aides sociales en un public « acclamatif », reconnaissant de ce qui est fait pour eux.

 

Ainsi que nous l’avons repéré, à y regarder de plus près, cette complémentarité entre différentes sources de savoirs est loin d’être une évidence tant que persistent dans l’imaginaire stimulé par les sciences classiques les cloisonnements entre le sujet pensant et l’objet pensé, le savoir scientifique et le sens commun, l’expérience ordinaire immédiate et l’expérimentation instrumentée des laboratoires. Du coup, si l’on peut continuer de minimiser les antagonismes en espérant qu’ils s’ajustent d’eux-mêmes, on peut aussi choisir de prendre à bras le corps les questions que cela pose : quelles pratiques, quelles méthodes, quelles théories peuvent entrer en dialogue fructueux pour permettre d’avancer vers des interventions au sein desquelles un ensemble élargi d’acteurs, personnes accompagnées, praticiens spécialistes du travail social, chercheurs en sciences sociales, agiront effectivement de concert dans le cadre d’institutions favorables à ces coopérations ? Quelles expérimentations permettront de sélectionner et de formuler de façon pertinente des problèmes afin de trouver des solutions efficaces au regard des besoins identifiés et validés par les collectifs impliqués dans les interventions ? Il faudra en outre s’interroger sur la manière d’introduire la dimension éthique sur laquelle le législateur insiste désormais. S’agit-il de définir a priori un ensemble de valeurs et de normes auxquels les acteurs devront se conformer ? Si l’on va dans ce sens, cela impliquera-t-il un effort de moralisation des publics et des professionnels pour que leurs attitudes soient mises en conformité par rapport au cadre normatif imposé préalablement à l’action ? Faut-il au contraire envisager que les valeurs puissent-être l’aboutissement de l’expérience d’intervention dans laquelle pourraient ainsi s’entremêler au sein de la pratique une quête de certitude technique liée à la cohérence des moyens et des fins visées et une quête de certitude éthique liée à la production de valeurs estimables et solides ? Dans ce cas, comment concevoir une démarche destinée à résoudre des problèmes dans laquelle on ne séparerait pas, comme on le fait habituellement, différentes formes de rationalité en privilégiant la rationalité instrumentale au détriment de la rationalité communicationnelle et de la rationalité en valeur ?  Comment éviter qu’en poursuivant dans la voie des séparations, on raccroche la dimension éthique dans l’après coup de l’action, à la manière dont on colmate un édifice mal construit ? 

 

Dès que l’on avance sur ce terrain, on se rend compte qu’il est parsemé de problèmes épineux. Car de même qu’il ne suffit pas de décréter l’existence d’espaces publics pour que la démocratie y soit vivante, de même qu’il ne suffit pas de se réclamer des théories de la reconnaissance pour que s’efface le mépris, de même il ne suffira pas d’affirmer la nécessité de croiser les savoirs pour que cela modifie les méthodes visant des changements effectifs sur le plan des conditions de vie mais aussi sur le plan des valeurs.

 

En fait, si l’on prend au sérieux le décret de 2017, c’est un programme de travail extrêmement ambitieux que le législateur suggère. En effet, il n’est pas certain que l’effort pour comprendre et résoudre les contradictions entre un modèle d’intervention participatif et le modèle de connaissance classique puisse faire l’économie d’un projet de refondation à partir de l’examen critique des schèmes de pensée dont nous avons hérités. Ces derniers forgés au sein des sciences de la nature ont malencontreusement été introduites au cœur des conceptions de l’intervention sociale par l’intermédiaire des sciences humaines lorsqu’elles se sont calquées sur le modèle classique pour s’instituer dans le champ académique.

 

En définitive, la question posée au travail social et celle de savoir s’il peut, en tant qu’il est ancré dans la pratique, se satisfaire de systèmes de connaissances, qui, par principe dénient toute légitimité aux savoirs issus des expériences situées ? Peut-il en s’autorisant de l’impertinence espérer sur la base d’un travail à la fois critique et constructif défricher un chemin qui lui soit propre à partir d’une recherche visant à concilier ce que d’autres ont cloisonner au nom de la science?

 

Les débats qui actuellement, animent le travail social sont propices à de tels questionnements. Dans ce contexte, il est un point qui n’est peut-être pas suffisamment discuté. Après tout, si cette discipline entend revendiquer une place dans le champ académique, elle pourrait être plus offensive qu’elle ne l’est aujourd’hui en étant plus assurée des buts de son action et de l’efficacité de ses méthodes. Il faudrait pour cela qu’elle engage une réévaluation critique de ses finalités et de ses moyens. Un travail social prospectif et audacieux pourrait alors être amené à bousculer le cadre plutôt que de vouloir s’y adapter. Moins déférent à l’égard des sciences humaines et sociales instituées, fort de son entreprise de réhabilitation des savoirs et des acteurs estimés subalternes, il sera ainsi en position d’engager un dialogue mature avec elles. Cette impertinence doit être outillée. Refuser d’endosser et de véhiculer des principes établis n’est pas chose aisée. Cela suppose de revenir sur les points de blocage qui, dans les sciences modernes détournent de la recherche de nouvelles connexions entre une diversité de savoirs et une diversités d’acteurs. On s’autorisera alors à imaginer que délaissant la fastidieuse copie, le travail social est en mesure d’inaugurer de nouveaux chemins de la connaissance. Immanquablement d’autres disciplines, surtout s’il réussit, lui emboiteront le pas.

 

 

 



[1] « Le travail social vise à permettre l'accès des personnes à l'ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d'émancipation, d'accès à l'autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement. » Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social

NOR : AFSA1710020D
ELI : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2017/5/6/AFSA1710020D/jo/texte
Alias : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2017/5/6/2017-877/jo/texte
JORF n°0109 du 10 mai 2017
Texte n° 77

 

[2] Descartes, Méditations métaphysiques, dans Oeuvres de Descartes, Nouvelle collection - Collationnée sur les meilleurs textes et précédée d’une introduction par Jules Simon, Charpentier Librairie éditeur, Paris, 1842, p.61.

[3] Idem, p.60.

[4] I Prigogine et I Stengers, La nouvelle alliance – Métamorphose de la science, Editions Gallimard, Paris, 1979 pour le texte, 1986, pour la préface et les appendices.

[5] W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, traduit de l’allemand par U. Karvelis et A. E. Leroy, introduction par C. Chevalley, Gallimard, Paris, 2000, p.127.

[6] Schrödinger E., Physique quantique et représentation du monde, Introduction et notes par M. Bitbol, Seuil, Paris, 1992, p.69 et suivantes.

[7] Idem, p.69.

[8] I. Prigogine, I Stengers, La nouvelle alliance – Métamorphose de la science, Editions Gallimard 1979 pour le texte, 1986 pour la preface et les appendices, p.95.

[9] Idem, p. 423.

[10] Idem, pp.423-424.

[11] J. Dewey, La quête de certitude – Une étude de la relation entre connaissance et action, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Savidan, Editions Gallimard, Paris, 2008, p. 50

[12] Idem, p.42.

[13] Idem, p.43

[14] Idem, p.41.

[15]Idem, p. 63.

[16]Idem, p.66.