Néolibéralisme, nouveau management et plaisir

par Anne Salmon,

Connexions, 2015/1 (n°103) pages 21 à 38

 

 

 

 

Introduction

 

Malaise, usure, stress, burn-out, harcèlement, crise du sens, sont des termes qui expriment des réalités et un vécu des salariés qu’il fallait « mettre en mots » et conceptualiser. Ces phénomènes sont englobés sous le vocable de risques psychosociaux forgé récemment par les sciences humaines. Il s’agit de qualifier de nouveaux problèmes liés au travail dont on sent confusément qu’ils ne sont pas du même ordre que les souffrances ouvrières au XIXe siècle : tandis que la violence faite aux corps atteignait les âmes, les pressions exercées sur les esprits atteignent les corps. Hier comme aujourd’hui des sujets sont brisés. Le succès de ces conceptualisations est frappant. Cet engouement indique qu’elles font écho et rendent compte des difficultés rencontrées par les salariés confrontés à la modernisation des entreprises dont Linhart (2010) a identifié les enjeux par rapport au modèle taylorien-fordien.

Ce vocabulaire devenu usuel dans la langue managériale qui se l’est approprié, est toutefois à l’origine de solutions contestables. En effet, les directions, au nom du stress, mettent en place des cellules d’écoute psychologique, diffusent des films pour apprendre aux salariés à maîtriser leur sommeil, financent des associations pour du « coaching parental » à destination de leurs employés, proposent des séances de massage (aux techniciens du nucléaire par exemple). Sur le registre éthique, elles édictent des chartes et des codes déontologiques pour tenter de redonner du sens au travail et de réguler les rapports sociaux mis à mal par une concurrence érigée en système.

Ces notions sont à double tranchant lorsqu’elles conduisent à l’individualisation et à la privatisation des problèmes. En effet, elles remettent en cause l’idée que l’on croyait acquise, selon laquelle le travail est une affaire publique et donc politique (Laville, 2008). L’un des principaux combats de la classe ouvrière au XIXe siècle a effectivement été de politiser la question sociale là où le patronat entendait en faire une affaire morale et privée c’est-à-dire soustraite au débat public et à l’action publique [1][1]Voir notamment J. Rancière, La haine de la démocratie, Paris,….

La négation du politique est au cœur d’un projet de société amorcé dans les années 1970 [2][2]Années des premiers pas de la révolution néolibérale et, comme… dont le néolibéralisme est porteur. La question du plaisir ou du déplaisir n’a pas été négligée. Ce thème, tout particulièrement chez Hayek, est étroitement lié à la théorie de la limitation de démocratie et de l’expansion du marché. Interroger les résonances entre cette thèse qui, dans la veine de l’économie politique, prétend améliorer l’art de gouverner et le nouveau management impulsé par la gouvernance des entreprises, offre une occasion d’enrichir la réflexion autour d’une repolitisation de la souffrance. Voilà pourquoi nous proposons d’analyser la cohérence idéologique de cette doctrine et notamment son rapport au plaisir avant d’examiner en quoi les dispositifs managériaux au sein des grandes organisations ont peut-être, au moins en partie, incorporé une vision de l’action humaine sans fin et sans volonté.

 

1. Le néolibéralisme, la volonté et le plaisir

 

Bien qu’il semble parfois ne s’occuper que d’économie, le néolibéralisme s’inscrit dans la tradition de l’économie politique qui, dès sa naissance, a promis au prince un peuple paisible et laborieux capable d’augmenter le bonheur public en restant concentré sur ses intérêts privés. Hayek s’appuie sur cette tradition qu’il bouleverse de fond en comble en revenant sur l’optimisme de l’École libérale dont Gide et Rist situent l’apogée du milieu du XIXe siècle. C’est à cette période entre 1830 et 1850 qu’ils datent « la conjonction de la liberté politique et de la liberté économique », qui désormais furent confondues dans un même culte et portèrent un seul et même nom : le « libéralisme [3][3]C. Gide, C. Rist, Histoire des doctrines économiques. Depuis… ». Dès lors, la liberté économique (du travail et des échanges) au même titre que la liberté politique (de la conscience, de la presse) apparaît comme une conquête « de la démocratie et de la civilisation [4][4]Ibid., p. 383. ».

En droite ligne de l’économie politique qui, sans s’être toujours prononcée en faveur de la démocratie, a formulé la promesse d’une amélioration de l’art de gouverner, Hayek assure que son système procède d’une même uniformisation des comportements. Mais, attaquant le capitalisme d’après-guerre qui s’était encastré dans le système institutionnel démocratique, il adjoint une nouvelle clause : la nécessité de dissocier les institutions démocratiques de la formation de la volonté populaire dont il conteste la souveraineté illimitée dans le cadre du fait majoritaire.

Si l’idéologie néolibérale cherche toujours à imposer le système capitaliste comme unique horizon de l’ordre social viable, elle ne cherche pas à le concilier avec une expansion indéfinie des libertés démocratiques, du bonheur public et même du plaisir.

Hayek, dont l’un des objectifs est de détrôner la politique pour immuniser l’économie de marché contre « la démocratie de masse [5][5]W. Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du… », conteste les conceptions téléologiques de l’action humaine au profit d’un principe de concurrence généralisée comme stimuli de l’activité rationnelle sans fin. L’État, vidé de sa substance, pourra être conçu comme « une organisation parmi les autres » et les citoyens, comme des individus qui d’ordinaire « n’ont pas à se soucier d’autre chose que de leurs propres objectifs concrets [6][6]F.A. Hayek, Droit législation et liberté (1979), vol. 3,… ».

 

Une action humaine sans fin

 

Le néolibéralisme est un projet politique. Hayek le formule de manière explicite et c’est en ce sens qu’il est intéressant. Dénonçant le caractère « illimité de la démocratie actuelle [7][7]Ibid., p. 171. », il soutient qu’« une démocratie sans limites pourrait être quelque chose de pire que des gouvernements limités autres que la démocratie [8][8]Ibid., p. 164. ». Ce discours contre les « excès de la démocratie » qui vise à la mettre en question, à la « constituer comme un problème » et « à la redéfinir [9][9]C. Laval, Démocratie et néolibéralisme, Institut de recherches… » n’est pas isolé. Dans le rapport de la Commission Trilatérale, les sociologues des organisations Crozier, Huntington et Watanuki soulignaient dès 1975 « les limites potentiellement désirables à l’extension indéfinie de la démocratie. »

Aussi, lorsque dans cette veine, les adeptes de ces doctrines clament vouloir étendre ce régime à la terre entière, leur bonne foi ne fait pas de doute, la question demeure de savoir ce qu’ils entendent par là.

La critique ne porte pas uniquement sur le rôle de l’État. Selon Hayek, les groupements de travailleurs, les unions syndicales et les associations ont des moyens d’action efficaces pour faire pression sur les gouvernements afin d’obtenir qu’ils se chargent de la régulation du marché [10][10]F.A. Hayek, Droit législation et liberté, vol. 3, L’ordre…. Ces groupements dont ils redoutent la puissance doivent être affaiblis. Hayek vise tout particulièrement les associations ouvrières, mais en creux, ce sont toutes les initiatives populaires associatives qui sont suspectées d’être les leviers d’une démocratie illimitée.

Le néolibéralisme opère dans une double direction : il s’agit, d’une part, de réformer l’État afin que les décisions publiques soient soustraites à l’influence des intérêts organisés ; et, d’autre part, de briser les collectifs afin d’étouffer les contestations. L’affaiblissement de l’État va de pair avec l’affaiblissement des groupements populaires dans ou hors du travail.

Au niveau macro, Hayek procède à une attaque en règle « de la malencontreuse introduction de la “volonté” dans l’usage politique [11][11]Ibid., p. 122. ». Ce qui est en jeu, c’est le fondement du pouvoir, sa légitimité et sa finalité. C’est à travers la déconstruction de cet usage attribué à Rousseau qu’il entend remettre en cause l’idée de souveraineté.

« La conception de la souveraineté écrit-il, est fondée sur une construction logique trompeuse, qui part du postulat que les règles et institutions existantes dérivent d’une volonté unanime cherchant à les instaurer [12][12]Ibid., p. 40.. »

 

La souveraineté illimitée revendiquée par l’absolutisme au XVIe siècle a été transférée du monarque au peuple, ce qui, selon lui, engendre une démocratie illimitée conduisant à la tyrannie de la majorité. Il ne s’agit pas uniquement de borner le pouvoir royal comme le préconisait le libéralisme lorsqu’il était confronté à l’absolutisme. Il s’agit de vider la politique de l’intérieur. Ainsi, dans un contexte fort différent de celui qui a vu naître le libéralisme économique, Hayek, dans un temps où, au moins en Occident, les démocraties sont solidement enracinées, introduit une idée décisive sur laquelle s’arrime la pensée néolibérale.

« Si l’on demande où réside, dans un tel dispositif, la “souveraineté”, la réponse est qu’elle n’est nulle part – ou du moins qu’elle ne réside temporairement qu’au niveau de l’organisme chargé de fabriquer ou d’amender la Constitution [13][13]Ibid., p. 146.. »

 

L’objet n’est pas de discuter des critiques contemporaines de la souveraineté qui sont multiples et ne vont pas toutes dans le même sens, mais de rapporter celle-ci au problème de la volonté humaine et de la démocratie limitée. Hayek prône une évacuation généralisée des perspectives téléologiques, pour bâtir une société épurée du vouloir humain au sein de laquelle l’ordre spontané du marché, appelé aussi ordre autogénéré, stimulera la création spontanée d’organisations « auto­générées ». L’action humaine finalisée est considérée comme une erreur anthropomorphique.

Cette erreur, écrit-il, est « incluse dans le fait de dire que la société “agit” ou “veut ceci ou cela. […] c’est-à-dire dans le fait de se représenter le résultat de processus spontanés comme s’il s’agissait d’opérations dirigées par une certaine “volonté”, de résultats produits à dessein, ou susceptibles de l’être », tendance ancrée, selon lui, dans la « structure de la pensée primitive [14][14]Ibid., p. 168-169. ».

Il combat en tout premier lieu la justice sociale à l’horizon de l’action démocratique et la liberté lorsqu’elle est définie, ainsi que le fait Dewey, comme « le pouvoir effectif de faire des choses déterminées [15][15]Ibid., p. 162. ».

Au niveau plus micro, Hayek a fort bien compris que l’action publique s’alimente des actions et des volontés collectives issues de groupes dont l’influence morale a des effets revendicatifs puissants sur le plan de la justice sociale. Les associations ouvrières, comme nous l’avons souligné, sont les premières cibles, mais elles ne sont pas les seules. Toutes les actions humaines volontaires émanant « de l’organisation délibérément promues d’unités d’intérêts collectifs » sont suspectées de paralyser le jeu des forces spontanées du marché.

« Il n’est pas encore généralement reconnu, affirme Hayek, que dans notre société actuelle, les véritables exploiteurs ne sont pas les capitalistes égoïstes, ni les entrepreneurs, ni en fait les individus pris isolément, mais des organisations qui tirent leur puissance de ce que l’on reconnaît une valeur morale à l’action collective et au sentiment de loyauté de groupe. C’est ce préjugé favorable incorporé dans nos institutions, qui donne aux intérêts organisés une prépondérance artificielle sur les forces du marché [16][16]Ibid., p. 113.. »
La critique de l’action humaine finalisée emporte avec elle les « théories constructivistes des utilitariens qui font dériver les règles aujourd’hui en vigueur du fait qu’elles servent le plaisir de l’individu [17][17]Ibid., p. 195. ». Ce libéralisme est jugé totalement erroné. Pour Hayek, le plaisir n’est pas un but ni même aujourd’hui un signal.
« J’ai déjà signalé que le plaisir que l’homme est conduit à rechercher n’est évidemment pas la fin que sert l’évolution, mais seulement le signal qui dans les conditions primitives amenait l’homme à faire ce qui d’ordinaire était nécessaire à la préservation du groupe ; or, dans la situation actuelle, ce signal peut n’y être pas adapté [18][18]Ibid.. »

 

Dans la société abstraite formée sur le socle du marché, ni la justice, ni le bonheur, ni le plaisir, ni même les besoins, ne peuvent être les biens vers lesquels tendrait une quelconque volonté humaine, qu’elle soit collective ou non. L’action individuelle dans la société abstraite se rapporte uniquement à des règles abstraites et à des signaux abstraits et non à des buts communs susceptibles de former un ciment pour la société. Ce qui soude la société abstraite, c’est l’obéissance à des règles abstraites [19][19]Ibid., p. 196..

« Dans un ordre économique comportant une division du travail de très vastes proportions, il ne peut plus s’agir de poursuivre des objectifs communs concrètement perçus mais de se guider seulement sur des règles abstraites de conduites individuelles [20][20]Ibid., p. 194.… »

 

 Au couple volonté générale/intérêt général faisant miroir au couple volonté particulière/intérêt particulier, il entend substituer un nouveau couple concurrence/intérêt individuel.

 

La concurrence comme stimuli

 

 La concurrence est un élément central de l’édifice. Hayek renverse toutefois les positions classiques. Sa thèse ne reconduit pas l’idée selon laquelle globalement les participants au marché sont rationnels, ce qui fait du comportement rationnel une prémisse de la théorie économique. Elle repose « au contraire sur l’idée que ce sera généralement à travers la concurrence qu’un petit nombre d’individus relativement plus rationnels mettront les autres dans la nécessité de devenir leurs émules en vue de prévaloir [21][21]. Ibid., p. 89.. » La concurrence précède la généralisation des conduites adaptées au marché, elle en est même une condition.

 Ce stimulus est un ressort essentiel pour contraindre l’action et l’orienter. Indépendamment du vouloir de chacun, il est ce qui « oblige les gens à agir rationnellement pour pouvoir subsister [22][22]Ibid. ». L’action humaine peut ainsi être conçue à partir d’un principe non téléologique et apolitique puisqu’il n’est plus nécessaire de se représenter un bien commun, un idéal à atteindre. Ceci vaut pour l’individu mais aussi pour la société.

« L’on n’a pas encore assez largement reconnu que l’ordre actuel de la société s’est, pour une grande part, développé non par dessein mais parce que les institutions les plus efficaces ont prévalu dans un processus concurrentiel [23][23]Ibid., p. 185.. »

 

Ce qui est vrai du système économique, l’est aussi de la culture, de la morale et de toutes les institutions humaines qui ne sont pas le résultat conscient de la raison humaine occupée à créer des institutions.

La société abstraite fonctionne à partir de règles de conduites abstraites assurant un ordre tout aussi abstrait au sein duquel la concurrence stimule et sélectionne les initiatives individuelles, sans leur ouvrir « aucune créance sur des biens particuliers [24][24]Ibid., p. 196. ». Hayek pressent que le caractère abstrait de la société est la faiblesse du néolibéralisme. La société de marché repose sur un ordre économique impersonnel et uniformisant dans lequel l’individu est contraint d’apporter anonymement sa contribution. Or, comme il en a conscience, « cela ne satisfait pas ses besoins émotionnels, personnels [25][25]Ibid., p. 175. ».

 Selon le constat de Hayek, l’équilibre au profit de l’ordre spontané est instable. Comme c’est souvent le cas des idéologues, il laisse entrevoir le biais par lesquels il peut être combattu. La restauration de la démocratie illimitée est sa principale crainte : « Dans une société où l’esprit d’entreprise ne s’est pas encore répandu, si la majorité a le pouvoir d’interdire ce qui lui déplaît, il est bien peu vraisemblable qu’elle permette à la concurrence de survenir. Je doute qu’un marché fonctionnant selon ses propres règles ait jamais pu faire son apparition dans une démocratie illimitée, et il semble pour le moins probable que la démocratie illimitée le détruira là où il s’est développé. Avoir des concurrents, c’est toujours quelque chose de gênant, qui empêche de vivre tranquille [26][26]Ibid., p. 91.. »

 Du point de vue de la gouvernance néolibérale, la critique de la société abstraite au nom du bonheur n’a pas grand sens puisque, comme l’avoue Hayek, il ne s’agit pas de justifier l’ordre du marché par l’augmentation tendancielle des plaisirs mais de le préserver en refusant aux intérêts des producteurs organisés « la possibilité de s’opposer à ce qui leur déplaît [27][27]Ibid., p. 111. ». Pour ce faire, en cas de résistance « au seul intérêt permanent de commun à tous les membres de la société qui est de bénéficier d’une adaptation continuelle à des évolutions imprévisibles », il s’agit d’accumuler « les pressions suffisantes [28][28]Ibid. ». La limitation des puissances collectives de contestation est constitutive du projet de limitation de la démocratie, condition de l’institution de l’ordre du marché. Pour quel résultat ? Hayek a fort bien compris que cette question était pénible au néolibéralisme aussi, il préfère trancher rapidement : « L’on ne peut donc dire de la concurrence, pas non plus que d’aucune autre sorte d’expérimentation, qu’elle conduise à une maximisation de quelque résultat mesurable [29][29]Ibid., p. 81.. »

 Les résultats de la concurrence, socle sur lequel Hayek entend pourtant bâtir la société de marché, sont, tout compte fait, très improbables. Ce système conduit simplement, et uniquement dans des « conditions favorables » sur lesquelles il ne dit rien, « à une meilleure utilisation des talents et des connaissances qu’aucune autre procédure connue ». S’il faut malgré tout créditer le néolibéralisme d’être rationnel en finalité, deux fins sont nettement identifiables : la limitation de la démocratie et l’illimitation du marché. Sur ce plan, il faut reconnaître, au moins pour le moment, qu’il peut se prévaloir de quelques réussites.

 

2. L’ordre du marché et l’ordre moral

 

 La socialité concurrentielle ainsi que l’annonçait Hayek, ne suscite ni satisfaction ni joie, au contraire elle est source de déplaisir. Prévenues, les directions des grandes entreprises ne peuvent compter sur de tels mobiles pour emporter l’adhésion des salariés. Face au changement permanent que l’ordre spontané du marché exige, il leur faut lever les résistances par des « pressions suffisantes » et bloquer l’action des puissances collectives contestataires. L’entreprise néolibérale pourrait bien avoir internalisé les tensions entre capitalisme et démocratie. L’hypothèse revient à considérer que les organisations tournent résolument le dos au compromis fordiste de la période des Trente Glorieuses pour mettre en place des dispositifs de gouvernance dont l’enjeu, par-delà la prétendue efficacité économique, est de s’assurer un pouvoir de moins en moins partagé.

 Par petites touches successives, par micro-changements, pierre par pierre, elles ont démantelé les fondements sur lesquels reposait cette puissance : la fragilisation des collectifs de travail engendre celle des collectifs de lutte. L’entreprise n’a toutefois pas mesuré l’importance de ces groupes en termes de soutien à la motivation quotidienne : ces collectifs exerçaient fréquemment un rôle de relais, non pas dans le sens d’une courroie de transmission des injonctions patronales, mais dans le sens de la préservation d’une socialité vivante que les directions ne contrôlaient pas tout à fait. Les organisations s’alarment depuis quelque temps déjà des désengagements, des déloyautés et des inconstances, d’autant plus qu’elles constatent qu’ils touchent aussi les cadres. Assez rapidement, elles ont cherché à redoubler l’ordre spontané du marché par une régulation éthique.

L’ordre spontané du marché

 

L’organisation de production capitaliste a longtemps recherché la longévité en se protégeant de l’impact dissolvant des marchés. Parmi les mécanismes de stabilité, la banque centrale moderne a constitué un dispositif sans lequel « le marché aurait détruit ses propres enfants [30][30]K. Polanyi, La grande transformation (1944), Paris, Gallimard,… ». Selon Polanyi, la monnaie marchandise, en risquant de causer la chute du niveau des prix, exerçait une menace sur les entreprises commerciales dont l’existence ne pouvait dépendre de ces fluctuations brutales. Sur un autre plan, un modèle d’organisation intégrée avec ses hiérarchies, sa discipline et ses modes de coopération a bloqué la pénétration du marché à l’intérieur des entreprises en empêchant qu’il structure les relations de travail.

Les digues sont rompues. L’un des terrains privilégiés de l’expérimentation d’une « gouvernance » fondée sur le couple intérêt/concurrence est l’entreprise « modernisée ». Le management se présente ainsi comme un nouvel « art de gouverner les hommes et les choses [31][31]V. de Gaulejac, La société malade de la gestion. Idéologie… ». La rupture avec le capitalisme militaire et social dont parle Sennett [32][32]R. Sennett, La culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin… est consommée au point que les grandes entreprises fordistes qui en étaient le fleuron sont devenues des marchandises que l’on achète et que l’on revend entières ou morcelées. Brisant les organisations traditionnelles de production, la nouvelle gouvernance s’est orientée vers une structure réticulaire composée des maisons-mères avec leurs filiales, leurs entreprises sous-traitantes. Cet éclatement de l’entreprise a eu pour conséquence de multiplier les transactions marchandes en introduisant une médiation monétaire (artificielle ou non) dans les relations de travail. La multiplication des rapports de sous-traitance en a été l’un des vecteurs puisque, dans ce cas, la relation repose sur un échange commercial. L’externalisation des activités a provoqué une augmentation des rapports contractuels en réduisant les rapports de coopération.

 Ce modèle est désormais décliné en interne. Cela signifie que les échanges entre les services ont tendance à être encadrés par des rapports contractuels. L’ensemble des opérations fait parfois l’objet d’une traçabilité écrite sous le contrôle d’une structure en charge d’évaluer la qualité de la prestation.

« On s’est retrouvé subitement et quasiment sans aucun accompagnement dans une logique de client fournisseur interne. […] C’est bien comme ça que l’on a qualifié nos anciens collègues. Donc, il y a eu une contractualisation beaucoup plus formelle, des contrats écrits, des clauses commerciales, des indicateurs, des revues de contrat. […] Maintenant, vous avez un contrat de prestation qui est signé par deux entités : client-fournisseur. […] Et les collègues sont devenus des clients. On a parlé de relations contractuelles. Avant 2005, il n’y avait pas de contrat écrit. […] Maintenant, on a séparé les deux mondes, chacun fonctionne avec sa logique, les logiques sont reliées par un contrat qui est écrit et qu’il faut mettre en musique. Après c’est tout ce qui va avec, objet de contrat annuel, traitement des dysfonctionnements, etc.
[…] C’était une forme de pression psychologique, mais là, c’était en quelque sorte à l’horizontale, c’est-à-dire, entre collègues de même niveau. C’était sur le mode : “Je veux ça, non moi, je ne peux pas te donner ça”. Donc après badaboum-badaboum. On se tape sur la gueule jusqu’à un certain niveau. Après c’est : “Bien, puisque tu ne peux pas faire ça, je vais en parler à mon chef”. […] Puis ça gueulait à tous les niveaux, donc c’était génial, des comportements adultes-adultes super ! […] Et c’est là aussi qu’on a commencé à assister à la première dégradation psychophysique, dans la tête ça n’allait plus, et les gars avaient carrément des maladies psychosomatiques… C’était l’ulcère, les maux de tête. Je ne dors plus, je suis épave… Donc des phases de dépressions, de déprimes. Sur une équipe de 70 bonshommes, il y en avait au moins 25 qui étaient dans ce cas-là. Certains ont même fini à l’hôpital, arrêt maladie, etc.
– À l’hôpital ? Parce que pour aller à l’hôpital, quand même il faut…
– Oui, tomber dans le trou. Donc ça, c’était au niveau de la pression. C’est vraiment le match de boxe entre collègues. […] Le risque aujourd’hui, c’est le dérapage social incontrôlé. […] Je ne sais pas combien de temps ça va durer. Je me pose vraiment la question. On est en train de créer les conditions d’une explosion, alors quand est-ce qu’elle va nous péter à la gueule, je ne sais pas [33][33]Une version plus longue de cet entretien et la présentation de…. »

 

Ces changements ont été menés plus ou moins frontalement, avec, ces dernières années, une accélération perceptible. Même s’ils ne s’imposent pas au même rythme dans toutes les entreprises, ils témoignent d’une même logique de déliaison dès que les unités sont sommées d’entretenir la fiction d’un marché interne et que leur performance est stimulée par l’aiguillon de la concurrence. Sur ce plan, l’évaluation, le contrôle et la traçabilité du travail sont des éléments essentiels puisqu’ils permettent, naturellement au nom de l’efficacité et aujourd’hui des risques environnementaux ou de santé, d’uniformiser les conduites afin de les rendre comparables les unes aux autres. Comme le souligne Bardelli, la nouvelle organisation implique des formes de management « par objectifs individualisés assortis de l’évaluation quasi permanente des résultats individuels ». Beaucoup plus qu’une simple évaluation du travail réalisé, c’est une « démarche insidieuse pour les procédures de travail à venir [34][34]P. Bardelli, « Conclusion générale », dans P. Bardelli, J.… ».

 L’uniformisation par la mesure au regard de critères « objectivables », c’est-à-dire quantifiables, est la condition de l’institution de la concurrence comme norme d’action et de l’intégration de chacun (individus, services) dans le jeu. La compétition se généralise pour deux raisons essentielles : d’une part, il est attendu d’elle qu’elle finisse par contraindre, malgré le déplaisir éprouvé, l’ensemble du corps social à adopter des comportements adaptés au système fondé sur l’ordre spontané du marché. Il s’agit donc de mettre en œuvre l’idée selon laquelle la concurrence est le meilleur dispositif de sélection des comportements sociaux. D’autre part, le système de compétition, en aménageant la guerre économique de chacun contre chacun, effrite les coopérations fondées sur la solidarité. Celle-ci se disloque aussi sous l’effet de l’évacuation progressive des actions volontaires finalisées autour de biens jugés estimables, au profit d’activités stimulées quasi mécaniquement et cadrées par des règles abstraites. On assiste ainsi à un recul des capacités à forger des projets communs supposant un minimum d’accord sur les fins et, en même temps, à la multiplication d’objectifs concrets, spécifiés et quantifiés, dont la réalisation est soumise à l’évaluation hiérarchique.

 Ces dispositifs reposent sur le présupposé que l’homme au travail peut agir sans idéaux, sans désir, sans plaisir, juste pour assurer sa survie dans un système de froid calcul qui exige d’avoir l’œil rivé sur les règles et les signaux abstraits que les entreprises mettent désormais à la disposition des salariés (foisonnement d’indicateurs, de tableaux de bord, etc.). La construction du système de concurrence repose sur une conception de l’action sortie de l’imaginaire néolibéral qui, au-delà des discours, assume pleinement le déplaisir. Le management n’est pas en reste du point de vue des efforts d’imagination pour stimuler la compétition :

« Paradoxalement sur les plateaux téléphoniques, comme l’explique un salarié, on est calqué sur ce qui se fait à l’extérieur, sur les centres d’appels classiques. […] Parce qu’on fait des challenges : il faut mettre des chapeaux… Pour illustration, y a une journée où les gens devaient mettre des tongs. […] On est sur des marguerites où les gens sont en concurrence entre eux […] Les challenges, c’est qu’aujourd’hui on doit placer tant de services. En général, ce sont des challenges qui se font par équipe, aujourd’hui on essaie de privilégier la notion d’équipe et le résultat d’équipe. Mais bon, une équipe, c’est entre dix et quinze agents. Et à la fin de la journée, si l’on a atteint les résultats qui ont été fixés le matin, on a un stylo ou trois bonbons à aller chercher. Oui. C’est ce que j’appelle infantile. […] Aujourd’hui c’est les jeux, c’est Las Vegas… Et vous voyez le maximum d’agents déguisés en cow-boy [35][35]Une version plus longue de cet entretien et la présentation de…. »

 

 La gouvernance d’entreprise n’est pas non plus en manque d’idées pour souder les équipes et faire vivre l’esprit de démocratie limitée qu’elle entend insuffler :

« Un exemple concret aussi, c’est de vouloir mettre au niveau du centre d’appel des lapins, des hamsters, des choses comme ça. C’est ce qu’on retrouve dans des classes de maternelle et nulle part ailleurs. Sur le site où j’étais, il y avait une boîte à idée pour choisir quel type d’animal souhaitaient les agents. Il y avait eu de tout au départ, souris, rats, chats… Après, le choix s’est porté sur deux hamsters. Et là, ça a bloqué carrément parce qu’il y a une partie de la population de conseillers qui a réagi [36][36]Ibid., p. 63.. »

 

Ces techniques suscitent la honte de nombreux salariés. Comment imaginer une seule seconde que ces dispositifs puissent mobiliser des adultes ? Mais est-ce là le véritable but ? Ces méthodes sont infantilisantes et dégradantes. C’est ce qui en est dit. Et si ces pratiques humilient, comme il n’y a pas de raison de toujours suspecter le management de ne pas être rationnel par rapport à certains objectifs concrets, il n’y en a pas non plus de penser qu’elles ne sont pas faites en partie pour cela : contraindre les salariés à des manifestations collectives de soumission à l’insanité. Comme on le sait, la solidarité ne suffit pas à la révolte, la dignité est tout aussi nécessaire. Si l’humiliation brise le courage, les témoignages de mépris, loin d’être l’indice de la bêtise managériale, peuvent être une stratégie politique. Comment s’indigner lorsque l’on se sent indigne ? Alors, la mort dans l’âme, on va apporter de la salade aux hamsters.

 Si la souffrance psychique aiguillonne le travail [37][37]C. Dejours, Travail, usure mentale, Paris, Bayard, 1993, p. 129., elle produit aussi de la soumission. Les directions exigent toujours plus de subordination. L’intimidation est fréquente et les contrôles collectifs ou individuels sont poussés.

 

« Et en plus on est hyper fliqués […] En fait tout est surveillé, à quelle heure on est logué, ce qu’on fait. Ils arrivent à voir pratiquement tout ce qu’on fait donc… Pareil quand on a le téléphone [38][38]Suite de l’entretien cité plus haut.… »

 

 Une bureaucratie néolibérale que Hibou (2012) analyse de manière précise, se développe effectivement. En rappelant la thèse de Foucault selon laquelle « le marché est investi d’une réglementation extrêmement proliférante et stricte [39][39]M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de… », elle souligne qu’« un art de gouverner fondé sur le marché » ouvre la voie à « une mise en conformité de l’ensemble de la société aux principes de l’entreprise, de la concurrence et du marché [40][40]B. Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale,… ». On peut se demander d’ailleurs si la mécanique ne s’emballe pas en développant un système impersonnel de règles et de signaux abstraits en vue de normaliser le travail dans un contexte organisationnel non répétitif et soumis à l’incertitude [41][41]V. Boussard, Sociologie de la gestion. Les faiseurs de…. L’entreprise-machine et l’entreprise-marché se fondraient en une monstruosité organisationnelle qui laisse en suspens la question : qu’est-ce qui fait qu’on obéit à la règle ?

Les salariés, soumis à la bureaucratie néolibérale, interrogent de plus en plus son efficacité du point de vue de la productivité et même de la rentabilité. Mais l’objectif est-il là ? La réponse n’est pas évidente. La logique de la performance largement publicisée par les directions peut masquer une autre logique : à côté du mot d’ordre « le profit pour le profit » se dessine un mot d’ordre moins avouable : « Le pouvoir pour le pouvoir. » La fragilisation des collectifs de travail que les entreprises justifient par « l’adaptation nécessaire mais difficile du corps social », n’a pas un but strictement économique, il est aussi politique.

Les directions jouent un jeu dangereux car le fondement de leur autorité repose de plus en plus sur l’argument d’une nécessaire adaptation au marché. Du coup, la contrainte opère effectivement, mais elle comporte d’extraordinaires faiblesses. Agir sous la menace ne dure que le temps où la force s’exerce. Dès que l’on peut s’y soustraire, on s’en échappe. Faute de légitimité, cette soumission suscite des rancœurs profondes. Les salariés y perdent non seulement leur liberté mais aussi l’estime d’eux-mêmes. Le sentiment d’impuissance qui en résulte peut se métamorphoser en violence : violences que l’on retourne contre soi (malaise, souffrance et parfois suicides), violences à l’égard des autres (harcèlements, agressions), mais aussi, de façon plus discrète mais non moins préoccupante, violences contre l’outil de travail (sabotage individuel ou en tout petit groupe).

Les régulations éthiques

 

L’entreprise-marché a tout d’abord cru à la fiction selon laquelle les rapports humains peuvent se développer sur la base d’une autorégulation marchande. Pour aller dans ce sens, elle a détruit les dispositifs de régulations sociales sur lesquels reposait la stabilité des entreprises intégrées et ce, malgré (ou grâce) aux conflits ouverts. Elle a conçu de nouveaux dispositifs visant à soutenir les rapports de concurrence, ceux-ci devant à terme sélectionner les comportements sociaux en contraignant l’ensemble du corps social à les adopter. De fait, elle a entraîné une dérégulation des rapports sociaux et un effritement des coopérations horizontales. En se structurant toujours davantage sur cet ordre économique, elle a bloqué les capacités du corps social à secréter de nouvelles formes de régulation. C’est tout particulièrement le cas lorsque les entreprises organisent une instabilité perpétuelle : frénésie de changement, restructuration systématique des services, mobilité interne, déplacement des cadres, flexibilité de tout genre, modification rapide des méthodes de travail, etc.

 Les salariés se trouvent placés dans un mouvement de « transitions permanentes » sans qu’ils aient les moyens de formuler des accords de travail au plus près des pratiques : chacun d’eux peut puiser des ressources dans son propre système de normes mais cela ne forge pas une éthique professionnelle. Les salariés ne sont pas devenus sans foi ni loi, à la limite bien au contraire. Simplement, une éthique personnelle reste une éthique individuelle et, si elle est indispensable, elle n’est pas suffisante pour restaurer une éthique collective vivante qui n’est pas une somme de valeurs mais le fruit d’un accort fait de micro-ajustements expérimentés jour après jour. Ce long processus exige des marges de manœuvre et donc de la liberté.

Il est vite apparu que, par-delà le déplaisir que pouvaient ressentir les salariés, l’entreprise ne pouvait se développer dans cette situation d’anarchie. L’ordre spontané du marché n’a pas tenu ses promesses en matière de discipline sociale. Le déficit de régulation a conduit les directions à redoubler « l’autorégulation » marchande par une « éthique managériale » dont elles espéraient l’adhésion « spontanée » des salariés. Dès les années 1990, la plupart des grands groupes ont mis en place des dispositifs articulant charte, code déontologique, accord de responsabilité sociale, code de conduite, etc. qu’à tort, trop souvent, on analyse séparément. L’exaltation de valeurs positives (respect de soi, des autres, authenticité, sincérité, audace, solidarité, etc.) et l’incitation à une démarche réflexive pour les individus en « quête de sens » ont été étudiées ailleurs (Salmon, 2009). Sans être totalement abandonné, ce discours séducteur n’est pas jugé suffisant. Les « valeurs » et les « principes » font l’objet de décrets d’application consignés dans un nombre incalculable de documents qui fixent de manière plus précise et surtout plus coercitive les comportements attendus. Ne faisant pas exception [42][42]Des exemples puisés dans de nombreux secteurs étaient…, le code de conduite du groupe Total formalise les « principes éthiques » et les décline au niveau des « prises de décisions quotidiennes ».

« Notre éthique, nos valeurs
Respect, responsabilité et exemplarité : des valeurs exigeantes, qui sont les nôtres chez Total. […]
Travaillons conformément à nos valeurs. C’est notre Comité d’éthique qui veille à l’application systématique de nos principes d’action, formalisés dans notre Code de conduite. Nous faisons de nos valeurs une réalité [43][43]Site internet du groupe Total. www.total.com. »

 

Des comités d’éthique ont effectivement la charge de mettre en place des dispositifs de contrôle.

« Chaque collaborateur participe à un entretien annuel au cours duquel ses objectifs sont fixés, ses performances et son respect du Code de conduite évalués, et son évolution de carrière envisagée. Celle-ci est facilitée par une formation adaptée [44][44]Groupe Total, Code de conduite, p. 11.. »

 

 Parmi, les attentes de l’entreprise, en voici une qui mérite attention :

« Engagement politique
Nous reconnaissons le droit de nos collaborateurs de s’engager dans la sphère politique à titre personnel. Dans ce cas, ils sont tenus :
– de préciser clairement qu’ils ne représentent pas Total ;
– d’informer leur hiérarchie si leurs activités politiques sont susceptibles de créer un conflit d’intérêts [45][45]Ibid., p. 13.. »

 

Est-il encore possible d’être un militant de Greenpeace en omettant de le déclarer à la direction de Total ? Ne pas informer sa hiérarchie dans le cadre de l’entretien d’évaluation tombe-t-il sous le coup de sanctions ?

La morale, mot tabou dans les années 1990, refait surface ; en témoigne le texte complémentaire à la « charte éthique » intitulé « les règles éthiques » du groupe GDF Suez.

« Éthique et compliance : la morale et son exercice
L’éthique consiste en l’application concrète de ce qui est moralement acceptable ou conforme aux valeurs dans une situation donnée. La compliance regroupe l’ensemble des dispositifs à mettre en œuvre pour parvenir à l’objectif de conformité [46][46]Groupe GDF Suez, Les règles d’éthique de GDF Suez,…. »

 

Dans le même temps, l’entreprise renoue avec la formulation d’interdits aux sonorités proches des règlements d’ateliers patronaux du XIXe siècle [47][47] En témoigne cet extrait du règlement de la filature de…. Ainsi peut-on lire sur une porte de salle anti-stress du groupe EDF qu’il est défendu « de jouer » dans le lieu de repos. Sur le même ton, des chartes « d’engagement sur les risques plain pied » sont promulguées pour éviter que les salariés ne se blessent :

« Au bureau, dans les couloirs, toilettes : je ne cours pas… Je ne téléphone pas en marchant […] Je vérifie la présence éventuelle d’un obstacle avant d’entrer dans un local… ». Est exigée la plus haute vigilance en toutes occasions : « J’analyse les conditions du sol (mouillé par exemple) pour adapter mon comportement [48][48]Groupe EDF, Charte d’engagement sur le risque plain-pied, EDF…. »

 

Mais cela va plus loin, au-delà du travail : sur le trajet pour y conduire, en vacances, en famille. Dans cette même charte, le salarié doit s’engager sur d’autres points : « En partant de chez moi : je vérifie que mes chaussures sont adaptées aux conditions météo du jour. Je ne cours pas. Si je dois emprunter des escaliers, je tiens la rampe [49][49]Ibid.. » Cette charte est accompagnée d’un quiz dont voici quelques questions (il est précisé qu’il faut répondre par oui ou par non) :

– « J’ai passé une bonne nuit de sommeil » (icône associée : une femme à l’air enfantin dort seule…)

 – « J’ai parlé de mes difficultés professionnelles à mon médecin du travail » (icône associée : un médecin rédige une ordonnance…)

– « Je fais de la marche le week-end, c’est une activité à part entière » (icône associée : un père et une mère se promènent avec leur enfant…) [50][50]Groupe EDF, Et moi, qu’ai-je fait contre le risque plain-pied,….

 Des informations sur l’hygiène de sommeil sont envoyées par mail dans un style qui dépasse les bornes du ridicule (on apprend, par exemple, qu’une girafe a besoin de deux heures de sommeil et un python de dix-huit heures [51][51]Groupe EDF, Boîte à outils plain-pied, 2013, p. 1.). Des messages électroniques informent sur les dangers des sports de glisse et les consignes de sécurité à respecter [52][52]Groupe EDF, Messages sécurité : sports de glisse… quels….

Vivre « sainement » et régler sa vie privée pour être performant au travail, pour ne pas être stressé, pour éviter les arrêts maladie, pour ne pas avoir d’accident du travail et pour ne pas en causer dessinent la figure rêvée de l’homme au travail : un salarié-enfant dépolitisé qui accepte d’endosser individuellement toutes les responsabilités et qui, se détournant des collectifs de luttes et naturellement des syndicats, avale des pilules en cas de « difficultés ». Il fait pendant à la figure rêvée de la responsabilité sociale de l’entreprise pesant de plus en plus lourdement sur ceux qu’elle emploie.

On sait sur quelle pente mènent les tendances à l’hygiénisme et à la moralisation des masses et on n’aurait tort d’y voir une contradiction avec les principes néolibéraux. La dureté morale d’Hayek n’est pas voilée : « La morale présuppose un effort résolu vers l’excellence, et que l’on reconnaisse que certains y réussissent mieux que d’autres… », « mais moralement une personne qui contrevient aux règles doit être comptée comme persona non grata, même si elle ne sait mieux faire [53][53]A. Hayek, Droit législation et liberté, vol. 3 L’ordre…. »

La morale d’entreprise, y compris parce qu’elle prend cette forme grotesque risque de ne pas être prise au sérieux. Or elle fait partie intégrante du processus d’individualisation de la relation salariale [54][54]M. Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine, Paris,…, de privatisation des problèmes sociaux et de dépolitisation de la question sociale. Elle est en parfaite cohérence avec le projet d’expansion du marché autorégulé et de limitation de la démocratie. Qu’elle provoque du déplaisir n’est vraiment pas le problème, ce qu’il faut c’est qu’elle produise de la soumission.

 

Conclusion

 

La nouvelle organisation du travail réduit les ressources permettant aux collectifs de s’autoréguler pour travailler mais aussi pour lutter. La dérégulation des rapports sociaux est la cause d’une insécurité existentielle qui fait l’objet de récupérations. Les appels à l’ordre moral s’alimentent de ces dérèglements vécus douloureusement. L’éthique managériale montre son vrai visage : hygiéniste, disciplinaire, liberticide.

Cette solution est susceptible de séduire les responsables politiques. Soucieux « d’humaniser » l’économie, ils se satisferaient de la combinaison entre l’ordre du marché et l’ordre moral. Refusant de réinterroger les principes de l’entreprise néolibérale, il s’agit alors de laisser faire, voire de légitimer les dispositifs managériaux destiner à enserrer un peu plus le travail dans une bureaucratie éthique. Dans ce contexte, ils peuvent être rétifs à la prise en compte réelle des risques psychosociaux et à la politisation de cette question. Il n’est pas certain d’arriver à les convaincre que la moralisation du capitalisme n’a aucune chance de colmater quoi que ce soit et que la moralisation de la société est pire que le mal puisqu’elle ne fait que le redoubler.

Le néolibéralisme permet-il d’améliorer l’art de gouverner comme il semble le promettre ? Une société reposant sur l’acceptation du déplaisir pour le plus grand nombre est-elle tenable ? Le déplaisir peut-il provoquer de l’affection à l’égard de ceux qui auraient les moyens d’aider à le combattre et ne font rien ? L’humiliation, surtout silencieuse, n’attise-t-elle pas la haine ? Un État qui laisse la haine se développer est-il gouvernable ? Machiavel – et une longue tradition politique après lui – parle un langage fort différent de celui d’Hayek et répond en partie à ces questions lorsqu’il affirme : « La meilleure forteresse au monde est l’affection du peuple. Si tu as les pierres sans avoir les cœurs, elles ne te suffiront point à te protéger [55][55]Machiavel, Le prince (1532), Paris, Librairie générale…. »

La société abstraite, la démocratie limitée et le marché illimité, comme nous l’avons vu, n’ont aucune solution pour satisfaire « les besoins émotionnels, personnels ». Il est évident qu’ils exacerbent des frustrations majeures d’autant plus qu’elles sont excitées par une concurrence généralisée. Cette socialité concurrentielle, qui dépasse aujourd’hui la sphère du travail, peut museler ponctuellement les contestations. Mais c’est un socle instable. Les gouvernants peuvent moins compter sur la loyauté des citoyens que sur leur résignation muette. Cela signifie aussi que la conservation du pouvoir dépend de la force dissolvante du marché. Or la force, comme l’expliquent d’autres philosophies politiques, est instable. Ainsi que le disait très justement Rousseau : « S’il faut obéir par force, on n’a pas besoin d’obéir par devoir ; et si l’on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé [56][56]J.-J. Rousseau, Du contrat social ou principes du droit…. » On peut douter que la société abstraite soit durable. Sous cette forme ou sous une forme approchante, elle n’a jamais apporté la preuve historique de sa longévité.

 

Notes

  • [1]
    Voir notamment J. Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La fabrique éditions, 2005, p. 63-64.
  • [2]
    Années des premiers pas de la révolution néolibérale et, comme le souligne Streeck, période charnière marquée par la fin de la reconstruction de l’après-guerre et l’amorce du démantèlement du système monétaire international. W. Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2014, p. 24.
  • [3]
    C. Gide, C. Rist, Histoire des doctrines économiques. Depuis les physiocrates à nos jours 1926, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1926, p. 382-383.
  • [4]
    Ibid., p. 383.
  • [5]
    W. Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2014, p. 161 et p. 28.
  • [6]
    F.A. Hayek, Droit législation et liberté (1979), vol. 3, L’ordre politique d’un peuple libre, Paris, Puf, 1983, p. 167 et p. 147.
  • [7]
    Ibid., p. 171.
  • [8]
    Ibid., p. 164.
  • [9]
    C. Laval, Démocratie et néolibéralisme, Institut de recherches de la FSU, http://institut.fsu.fr/Democratieetneoliberalismepar.html 16.01.2011.
  • [10]
    F.A. Hayek, Droit législation et liberté, vol. 3, L’ordre politique d’un peuple libre, op. cit., p. 106.
  • [11]
    Ibid., p. 122.
  • [12]
    Ibid., p. 40.
  • [13]
    Ibid., p. 146.
  • [14]
    Ibid., p. 168-169.
  • [15]
    Ibid., p. 162.
  • [16]
    Ibid., p. 113.
  • [17]
    Ibid., p. 195.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Ibid., p. 196.
  • [20]
    Ibid., p. 194.
  • [21]
    . Ibid., p. 89.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Ibid., p. 185.
  • [24]
    Ibid., p. 196.
  • [25]
    Ibid., p. 175.
  • [26]
    Ibid., p. 91.
  • [27]
    Ibid., p. 111.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Ibid., p. 81.
  • [30]
    K. Polanyi, La grande transformation (1944), Paris, Gallimard, 1983, p. 269.
  • [31]
    V. de Gaulejac, La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Le Seuil, 2005, p. 82.
  • [32]
    R. Sennett, La culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006.
  • [33]
    Une version plus longue de cet entretien et la présentation de la méthode d’enquête ont été publiées dans A. Salmon, Le travail sous haute tension. Risques industriels et perspectives syndicales dans le secteur de l’énergie, Paris, DDB, 2011, p. 61-68.
  • [34]
    P. Bardelli, « Conclusion générale », dans P. Bardelli, J. Allouche (sous la direction de), La souffrance au travail. Quelle responsabilité de l’entreprise ? Paris, Armand Colin, 2012, p. 364.
  • [35]
    Une version plus longue de cet entretien et la présentation de la méthode d’enquête ont été publiées dans A. Salmon, Les nouveaux empires – Fin de la démocratie ? CNRS Éditions, Paris, 2011, p. 63-65.
  • [36]
    Ibid., p. 63.
  • [37]
    C. Dejours, Travail, usure mentale, Paris, Bayard, 1993, p. 129.
  • [38]
    Suite de l’entretien cité plus haut.
  • [39]
    M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Le Seuil, 2004, p. 32.
  • [40]
    B. Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012, p. 19-20.
  • [41]
    V. Boussard, Sociologie de la gestion. Les faiseurs de performance, Paris, Belin, 2008, p. 20.
  • [42]
    Des exemples puisés dans de nombreux secteurs étaient possibles. Pour des raisons de cohérence, nous nous concentrons ici sur le secteur de l’énergie. Les entretiens présentés plus haut ayant été réalisés dans le groupe EDF et le groupe GDF Suez.
  • [43]
    Site internet du groupe Total. www.total.com
  • [44]
    Groupe Total, Code de conduite, p. 11.
  • [45]
    Ibid., p. 13.
  • [46]
    Groupe GDF Suez, Les règles d’éthique de GDF Suez, http://www.gdfsuez.com/groupe/ethique-et-compliance/
  • [47]
    En témoigne cet extrait du règlement de la filature de Wezemmes, Nord, 1854 : « Défense de chanter, danser, crier, disputer, se battre, coudre, tricoter dans les ateliers, et d’y tenir des propos contraires aux bonnes mœurs. » Texte cité par A. Biroleau, Les règlements d’ateliers 1798-1936, BNF, 1983, p. 17.
  • [48]
    Groupe EDF, Charte d’engagement sur le risque plain-pied, EDF Group H&S community, Kit Plain-pied 2013.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Groupe EDF, Et moi, qu’ai-je fait contre le risque plain-pied, aujourd’hui ?, Quiz associé à la charte sur le risque plain-pied 2013.
  • [51]
    Groupe EDF, Boîte à outils plain-pied, 2013, p. 1.
  • [52]
    Groupe EDF, Messages sécurité : sports de glisse… quels accidents ? Messages sécurité : Sports de glisse… Quelle prévention ?
  • [53]
    A. Hayek, Droit législation et liberté, vol. 3 L’ordre politique d’un peuple libre, op. cit., p. 204-205.
  • [54]
    M. Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007, p. 139-140. Où le sociologue doute que la « révolution managériale », notamment à travers le thème de la compétence, puisse être interprétée comme la satisfaction des revendications syndicales « en faveur de la reconnaissance des capacités réelles des salariés ».
  • [55]
    Machiavel, Le prince (1532), Paris, Librairie générale française, 1972, p. 115.
  • [56]
    J.-J. Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique (1762), Classiques Garnier, Paris, sd, p. 238.

 

Mis en ligne sur Cairn.info le 18/06/2015
https://doi.org/10.3917/cnx.103.0021