Mai 68 : la deuxième naissance du travail social
Publié le 3 mai 2018 – Mis à jour le 4 mai 2018, Le Cnam Blog

 

Par Marcel Jaeger, professeur du Cnam,
Chaire de Travail social et d’intervention sociale
et membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique


Le cinquantenaire de Mai 68 invite à s’interroger sur l’héritage de ce vaste mouvement de contestation. Dans l’ensemble de la société, les bouleversements provoqués par les événements de mai-juin ont laissé des traces visibles, dont l’ampleur n’a pas immédiatement été perceptible. Le secteur professionnel du travail social n’échappe pas à ce repositionnement.

Lorsqu’il est question de Mai 68, il convient de distinguer « les événements » et un processus qui, lui, s’inscrit dans la longue durée.
1968 rappelle fortement les origines du travail social : des similitudes existent dans ces valeurs et la dynamique, certes plus discrète, impulsée à la fin du XIXe siècle. Ce secteur professionnel est né d’une révolte contre l’injustice face à la pauvreté et à ses répercussions. Il s’est développé dans le contexte d’une transformation sociale et économique dont la violence des impacts sur les populations a justifié très tôt de multiples formes de solidarité. Parmi celles-ci, émergent au début du XXe siècle des actions portées pour beaucoup par des femmes, elles-mêmes placées dans le même statut d’incapacité juridique que les mineurs.


Actions militantes, l’esprit de Mai 68 avant la lettre
Marie-Jeanne Bassot sera l’incarnation de ce point de départ, à la fois par son implication dans la création de la première « maison pour pauvres » en France, en 1896, sur le modèle des settlements anglais, et par une affaire judiciaire célèbre : enlevée en 1908 par son père, le général Bassot, convaincu de l’irresponsabilité de sa fille (ce qui lui vaudra une condamnation pénale), elle bénéficiera d’une campagne de presse en faveur de son action philanthropique. Marie-Jeanne Bassot, parmi d’autres figures charismatiques, symbolise l’engagement citoyen de dames de bonnes familles qui se donnaient déjà le titre de travailleuses sociales. L’appellation est d’ailleurs reprise par l’Association des travailleuses sociales, apparue en 1922. La même année, la Fédération des centres sociaux est créée à partir d’une vingtaine d’initiatives semblables.
De ces actions militantes, il résultera un double mouvement de professionnalisation et d’institutionnalisation, avec la création de diplômes spécifiques : infirmière-visiteuse de l’enfance et de la tuberculose, surintendante d’usine, puis assistant·e de service social dans le prolongement de la création des assurances sociales et des allocations familiales. Le catholicisme social contribuera à ce mouvement par la création de plusieurs écoles de travail social avec lesquelles le Cnam collabore aujourd’hui, comme l'Institut de travail social Paris-Parmentier, l'École supérieure de Travail social (ETSUP, école des surintendantes), l'École normale sociale...
Mais dans le même mouvement, le secteur social et médico-social s’autonomise vis-à-vis du monde de la santé, donne naissance à des modes d’organisation corporatistes, avec un encadrement par l’État de plus en plus serré. Une branche professionnelle se met en place, avec des fédérations d’associations telle la puissante Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (UNIOPSS) en 1947. Le monde du travail social doit composer avec des associations de parents d’enfants handicapés qui obtiennent la reconnaissance d’utilité publique de l’Union nationale des associations de parents et amis de personnes inadaptées (UNAPEI) en 1963. De leur côté, les syndicats d’employeurs et de salariés finissent par s’entendre sur des conventions collectives dont celle du 15 mars 1966 pour les établissements de l’enfance inadaptée. Tout cela conduit à un paysage qui se rigidifie et dont la génération montante a de plus en plus de mal de se satisfaire. Il est en effet marqué par les mises à l’écart des supposés « déviants » dans des institutions fermées (on parle dès des années trente des « bagnes d’enfants ») et par la mise en place d’un ordre moral dont témoigne le titre du livre de Michel Chauvière, L’enfance inadaptée : l’héritage de Vichy.
Les psychiatres sont à la tête de la plupart des écoles d’éducateurs, avec des personnages marqués par l’hygiénisme, quand ce n’était pas par l’eugénisme, avec notamment Georges Heuyer, Robert Lafon, qui s’instituent gardiens du temple du travail social. Georges Heuyer, fondateur de la psychiatrie infantile, a été un des adhérents de la Société française d’eugénisme, créée en 1913. Il a donné son nom à un institut de formation en travail social à Neuilly-sur-Marne à partir de 1974, jusqu'à ce que ses instances gestionnaires se ravisent en 1990. Robert Lafon, fondateur de l'Institut régional du travail social de Montpellier, a eu les mêmes préoccupations. Or ce professeur de psychiatrie a présidé pendant longtemps le Centre technique national d’études et de recherches sur les handicaps et les inadaptations (CTNERHI).


La rupture de Mai 68 : l’irruption de la jeunesse dans le travail social
En Mai 68, quand il a fallu trouver une cible pour les travailleurs sociaux, ce ne sont pas les services de l’État qui ont été visés, mais le symbole d’une organisation corporatiste figée dans le passé : le CTNERHI. L’occupation de ses locaux dans l’actuel Institut régional de travail social de Montrouge a été la seule action nationale significative, mais elle a marqué les mémoires. En fait, le mouvement s’est surtout traduit par des actions individuelles, une attraction considérable pour les lieux et les personnes avec qui l’histoire était en train de se faire, en particulier l’université ; en cela, ce mouvement va enrichir l’éventail des possibles pour les travailleurs sociaux qui, même s’ils restent très attachés à leurs identités professionnelles, s’ouvrent à des dynamiques nouvelles appuyées par les sciences sociales et les sciences humaines.

L’ampleur de la rupture ne sera perçue que plusieurs mois après. Sur le moment, il s’agit d’oser. Un ancien élève éducateur se rappelle qu’il avait fallu, avec ses collègues, faire une démarche auprès du directeur de l’école d’éducateurs de la région parisienne pour aller à Paris voir ce qui se passait. Les élèves ont obtenu l’autorisation, dans un contexte qui nous paraît aujourd’hui à des années-lumière : internat obligatoire pour la formation des élèves éducateurs, dépendance aux parents et à l’institution avec une majorité légale à 21 ans.
De ce point vue, Mai 68 aura été un choc considérable dans une ambiance ludique, juvénile, y compris dans les temps d’apprentissage de la violence.


Le retour aux valeurs originelles du travail social
D’autres aspects sont à souligner : l’intérêt pour l’international s’est accentué avec le soutien aux mouvements de libération (Vietnam, Amérique latine…) et la découverte de mouvements alternatifs (nouvelles écoles anglaises, antipsychiatrie, psychiatrie démocratique italienne…) Le contexte est alors propice à un retour aux valeurs d’origine du travail social, en particulier la proximité avec les publics exclus, mais avec un esprit critique de plus en plus affûté et, simultanément, une forte demande de reconnaissance sociale.
Les ouvrages consacrés au travail social vont devenir de plus en plus incisifs. Un exemple : le livre de Jean-Marie Geng, Mauvaises pensées d’un travailleur social, paru quelques années après Mai 68, voit dans le travailleur social « le bien-pensant par excellence, celui qui, pour leur bien, fait aux autres ce qu'il (ne) voudrait (pas) qu'on lui fît, sans mettre en cause les mécanismes sociaux qui produisent la misère individuelle, sans questionner sa propre misère, dont son altruisme est symptôme ». Même si la psychanalyse alimente une production littéraire importante, l’heure est à une culture politique et sociologique (la licence de sociologie date de 1967, comme le diplôme d’éducateur spécialisé). Signe des temps, cette formule en vogue dans la période qui a suivi Mai 1968, à l’époque des débats sur les rapports entre travail social et contrôle social : « Il y a des personnes qui ont des problèmes, mais il n’y a pas de problèmes personnels », alors que, dans les faits, les préoccupations personnelles étaient souvent centrales...


La recherche de solutions alternatives aux institutions existantes
Autre caractéristique du « moment 68 », le droit suscite la plus grande défiance, au mieux un désintérêt fondé sur le décalage entre l'investissement personnel et le rapport à la lettre de la loi jugée lointaine, illisible et injuste : le travail relationnel perdrait ses vertus spontanées s'il fallait l'accompagner d'une quelconque formalisation. L’éducateur laisserait place à un « fonctionnaire de l’altruisme », à un « socio-clerc » ou à un « éducastreur », pour reprendre le mauvais jeu de mot de Jules Celma (Journal d’un éducastreur, 1971). La critique de toutes les formes d'enfermement dans les années soixante et soixante-dix a ainsi donné naissance à de multiples initiatives pour trouver des alternatives concrètes aux institutions existantes. Les lieux de vie, installés dans leur grande majorité à la campagne, reposent alors sur la valorisation de la vie communautaire, du partage du quotidien, de la liberté. Ce sont des lieux d'expériences existentielles, qui se sont présentés parfois comme des « territoires du désir » impliquant un engagement total des « permanents » et un refus des clivages : vie privée-vie professionnelle, enfants-adultes...
Il aura fallu un certain nombre de déboires judiciaires pour que certains éducateurs prennent conscience des inconvénients de leur angélisme et de leur méconnaissance du droit. Cela étant, un grand nombre d’institutions conservent des fonctionnements aux antipodes de ce que Mai 68 avait laissé espérer.
Pour les jeunes professionnels, l’avenir est encore flou. En 1968, le monde du travail social est encore de taille réduite : à peine 10 000 établissements et services, là où nous en comptons 38 000 en 2018. Il est d’autre part peu homogène en raison de l’émiettement croissant des institutions, de la diversité des publics concernés et des catégories d’acteurs. En dehors du diplôme d’État d’assistant de service social plus ancien, il a fallu attendre 1967 pour que se mette en place le diplôme d’État d’éducateur spécialisé. Tous les autres diplômes du travail social sont postérieurs à 1970 et participeront assez tardivement à l’explosion de la formation professionnelle en général.


Le repositionnement du travail social : 68 et après, vers une plus grande participation des personnes vulnérables
Il reste encore des traces de cette période et on se rappellera la définition édifiante que donnait Guy Wattier : « Le travailleur social de cette fin de siècle, c'est quelqu'un qui, ne sachant pas où il va, ni comment y aller, ni d'ailleurs pourquoi, y va quand même ».
En fait, mai 68 a transformé l’ensemble de la société sous l’angle du rapport à l’autorité, mais surtout de la prise en considération dans une approche humaniste et démocratique des personnes vulnérables.
Le regard reste critique vis-à-vis des institutions, des logiques de marché, du new public management. Mais loin de se réduire à un retour aux valeurs d’origine du travail social, les professionnels ont renforcé leurs compétences, voire leur expertise. Ils ont dû se repositionner face à une série de changements assez radicaux, liés à la conjonction de plusieurs modifications législatives et réglementaires : la décentralisation des formations sociales et, pratiquement dans le même temps, la réforme de tous les diplômes du travail social avec, à partir de 2004, une nouveauté : l’institution de référentiels (de compétences, de formation, de certification…). D’autres chantiers convoquent le travail social à des nouveaux enjeux : la recherche en travail social pour laquelle une conférence de consensus a été organisée au Cnam en 2012 et des questions qui héritent de Mai 68 : une plus grande participation des personnes vulnérables, l’empowerment, « développement du pouvoir d’agir », toutes thématiques sur lesquelles la chaire de Travail social et d’intervention sociale du Cnam, créée en 2001, s’est fortement positionnée.